Ojalá estuviera en Egipto – I wish I was in Egypt

J’aurais aimé être en Égypte – Rétrospective des photographies de Nabil Boutros – Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Cabildo de Gran Canaria, Las Palmas – Commissariat d’exposition Katerina Gregos.

Façade du CAAM © Brigitte Rémer

Dans le quartier historique de Vegueta, la vieille ville de Las Palmas, se trouve le Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, un bâtiment du XVIIIème siècle restauré par le grand architecte espagnol Francisco Javier Sáenz de Oiza, inauguré en 1989. La maison mitoyenne, administration du Musée, remonte au XVIème, sa porte en pierre sculptée témoigne du syncrétisme des styles musulman, gothique et renaissance. On pénètre dans ce bâtiment lumineux comme sur le pont d’un bateau, l’Atlantique au bout de la rue. Des passerelles d’acier, des rampes et traverses, un sol de marbre, tout y est blanc immaculé. Dirigé par Orlando Britto Jinorio, le Centro Atlántico de Arte Moderno est un lieu magique de rencontre entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, en même temps qu’un lieu de fierté locale qui a construit en son centre un espace clos, évoquant un patio à la manière des maisons de Las Palmas. À travers Ojalá estuviera en Egipto, Nabil Boutros nous apostrophe et montre son travail photographique le plus significatif, vingt-cinq ans de ses travaux réalisés de 1997 à 2023. Un temps recomposé, en dix séquences.

L’Égypte est un pays moderne, de N. Boutros © BR

Artiste plasticien franco-égyptien vivant et travaillant entre Paris et Le Caire, Nabil Boutros a montré son travail, principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient, dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées. Le Centro Atlántico de Arte Moderno de Las Palmas l’invite à présenter une rétrospective de son œuvre, ici majoritairement photographique, art auquel il s’est consacré depuis la fin des années 80. Chaque série, chaque thème a été présenté séparément dans le cadre d’expositions collectives, à Paris, au Caire, à Alexandrie, et dans bien d’autres villes. Nous l’avons observée et commentée au fil des ans, depuis l’année 2005*. Même si une œuvre en solo parle et se suffit à elle-même, la notion de rétrospective – pour Nabil Boutros une première – met en lumière les différents calques, couches et strates de l’œuvre dans son ensemble. Elle amplifie le geste artistique, démultiplie les visions, montre l’évolution de la pensée philosophique et sociologique qui sous-tend la démarche de l’artiste, son appropriation des techniques, les mouvements et variations de son parcours artistique.

Alexandrie, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Après des études aux Arts-Décoratifs du Caire, puis aux Beaux-Arts de Paris, Nabil Boutros a débuté avec la peinture. La photographie intervient dans son œuvre à partir de la fin des années 80, noir et blanc-tirages argentiques, puis couleur-prises de vue en numérique. Il réalise aussi des scénographies et crée la lumière de spectacles pour le théâtre, et des scénographies d’expositions on ne peut plus poétiques, consacrées aux enfants, dans les bibliothèques. Il croise le travail d’écrivains, réalise des installations multiformes, dans de nombreux pays. La constante de son travail et son fil d’Ariane touchent au regard qu’il pose sur l’Égypte, son pays d’origine, regard qui fluctue selon les événements, l’épaisseur de la colère, sa quête d’identité. « Je crois que, désormais, je n’ai envie de photographier que l’Égypte… » disait-il dans une interview à Souâd Belhaddad en 2003, alors qu’il reconnaît ses sentiments paradoxaux et ambigus par rapport au pays, qu’il avait quitté à l’âge de vingt ans.

De retour, à partir des années 90, ses déclarations d’amour à l’Égypte se gravent, sous différentes formes, avec une partie de la mémoire du pays, qui s’envole. Il entreprend pendant sept ans un travail sur les Coptes du Nil, (1997-2004) – une des plus anciennes chrétientés remontant au Ier siècle après J.C. née à la suite de la prédication de l’évangéliste Marc – dont le CAAM présente cinq séries, dans une pièce intime et protégée. Lui-même issu d’une famille copte, il en montre les rituels et le quotidien et compose très librement des montages de trois ou quatre photographies de tailles différentes, mêlant noir et blanc avec couleurs, pour raconter l’histoire autrement, selon sa sensibilité et sa perception des pratiques :

Coptes du Nil, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

jeux d’ombres, flottements de lumière et envols de tissus noirs, réverbérations dans divers monastères dont celui de Gabal El Teir à Minya et ceux du Wadi Natroum. « L’identité copte est un héritage plus que millénaire et son ancrage dans la terre de l’Égypte est total. Les mois coptes par exemple, sont un héritage direct des mois pharaoniques, les plus justes de l’antiquité, conçus au rythme du Nil, de l’agriculture et des saisons. Les paysans s’y réfèrent encore aujourd’hui » écrit-il. Ce travail avait été entre autres présenté aux Vème Rencontres de la Photographie Africaine/Bamako 2003 sur le thème Rites sacrés/Rites profanes et avait prêté à la publication en 2007 d’un imposant ouvrage de référence, Coptes du Nil, entre les Pharaons et l’Islam ces chrétiens d’Égypte aujourd’hui, sur un texte de Christian Cannuyer, offrant ainsi un morceau de cette terre d’Égypte ! comme il aimait à le dire.

Dans une seconde pièce, aussi intime et jouxtant la première, le CAAM présente la Série Le Caire-Alexandrie, (1998-2004). Nabil Boutros avait entrepris une longue série de portraits d’Égyptiens en respectant un protocole particulier : à la tombée de la nuit, quand le temps se suspend, il cherche les lieux habités, une permanence dans son cheminement, « lorsque la vie cesse d’être éblouie par le soleil » dit-il. La nuit délivre sa part de mystère et de divin, parfois la part d’obscurité de l’homme. Au Caire, des amoureux sont sous un pont, un homme passe devant un panneau publicitaire, deux femmes attendent un autobus ; à Alexandrie, ville de villégiature, la mer tient le rôle principal, dans les cafés on joue à la taoula ou aux dominos, Edouard Al-Kharrat y a vécu et écrit entre autres La Danse des passions et Alexandrie, terre de Safran. Le Centre Culturel Français d’Alexandrie a exposé ces séries d’ombre et de lumière en avril 2005. Le clair-obscur fait penser à Rembrandt. « La photographie a quelque chose à voir avec la résurrection » dit le philosophe Roland Barthes.

Égyptiens, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Autre regard sur l’Égypte porté par Nabil Boutros et qui n’est pas sans dérision, L’Égypte est un pays moderne, réalisé en 2006 sous l’égide du Centre français d’Alexandrie et du Goethe Institut. Autour de ce concept de modernité, la présentation se fait ici en six séries de deux photos de même format posées côte à côte, et de six séries où se juxtaposent un petit et un grand format. GlobaLocal s’intitulait à l’origine l’exposition où le regard de Nabil Boutros, dans son art du détail, raconte avec humour et provocation ce qui lui saute aux yeux dans les bonnes intentions et paradoxes de la vie égyptienne, ses constructions, son modernisme débridé et un peu kitsch. L’obsession du pays est bien là, dans ses traumatismes et son intranquillité. Dans cette même immense salle du CAAM, un mur fait référence à la guerre, sous le titre Un Voyage de printemps (2014). Six photographies dont le point de départ est comme une belle carte postale : la photo d’un quartier, d’une felouque sur le Nil, de la Côte Nord près d’Alexandrie, un paradis perdu où les balles ont dégradé le paysage et les explosions semé incendie et terreur. Collées directement sur le mur, ces photographies gravent la confrontation Israël/Palestine. Les cadres sont bordés d’une calligraphie en arabe classique, peut-être quelques sourates. Dans ce même espace se trouve une installation de cartes à jouer géantes, intitulée Tentative pour construire des pyramides aujourd’hui (2023). Entre arrogance et représentation du pouvoir, papier peint collé sur carton poker menteur avec chiffres et dessins dissimulés vers l’intérieur, parfois en rébus ou en miettes. La barbarie y côtoie l’atout cœur.

Nouvel ordre du monde, de N. Boutros © BR

Plus loin, sur la main courante d’une des passerelles du CAAM, Nabil Boutros nous regarde à travers vingt-quatre autoportraits de sa série Égyptiens ou L’habit fait le Moine, (2011). Il s’est grimé et mis en scène, interprétant les rôles de l’Égyptien moyen : un mimodrame où il est un parfait musulman avec la tabaâ – marque ostensible de sa piété, un voyou du coin de la rue, un pope chez les coptes, un homme d’affaire, un sportif, ou encore un Saïdi de Haute Égypte, avec ou sans moustache, avec ou sans barbe, il a le regard de la Joconde qui vous transperce et vous suit. On est dans le travestissement et la métamorphose, la distorsion et la déconstruction. On est dans l’effet miroir et le simulacre, vers une nouvelle image de soi où se côtoient transgression, dissimulation et provocation. Moins ludique, sur l’autre main courante, la série de nombrils en deux panneaux intitulée Nouvel ordre mondial (2018-2020) où trente-huit personnes se sont prêtées au jeu de la photographie. Certains nombrils, tels des boutons posés sur toutes morphologies, ont une signature, un commentaire, un mot, une phrase en guise de tatouage, une pratique millénaire, qui n’a plus rien de subversif.

Lui faisant face, la série Futur antérieur (2017) est une série de photomontages ayant pour source les films égyptiens des années soixante, série qui avait été présentée à l’Institut du Monde Arabe à Paris, lors de l’exposition Divas, d’Oum Kalthoum à Dalida. Dans un pays de cinéma et de comédies musicales, Nabil Boutros réinterprète ces séquences en les légendant au regard d’événements d’aujourd’hui et en écho à ses souvenirs personnels. Il digresse et raconte des histoires dans l’histoire, des rêves du passé, des traces de l’enfance, dans des temps qui se télescopent.

Condition Ovine © Nabil Boutros

Dans un grand espace de ce même premier étage, de l’autre côté, la dernière pièce du puzzle pour reconstituer le portrait de l’artiste, Condition Ovine (2014), impressionne. Soixante et onze photos de 60 x 60 cm, et autant de brebis, d’agneaux et de béliers, portraits en gros plans photographiés de façon très élaborée et qui sont alignés les uns à côté des autres, tels des stars. Ils sont tous différents, certains à la laine épaisse, d’autres parfaitement lisses, des jeunes et des vieux aux robes de toutes nuances, quelques-uns portent une cloche, d’autres une marque de métal telle une boucle d’oreille. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire, Nabil Boutros a recherché des éleveurs qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo. Ils sont ici en majesté, chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. L’agneau demeure le symbole sacrificiel par excellence, dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam. Entre sédentarité et transhumance saisonnière, les moutons ont leurs codes et règles de conduite dont l’instinct grégaire qui leur commande de se regrouper quand ils se sentent menacés. La salle est impressionnante et mérite qu’on s’y attarde.

Voyage de printemps © Nabil Boutros

L’oeuvre de Nabil Boutros joue de la distance ironique et caustique, de l’humour, de la dérision, de l’absurde pour inventer un réel qu’on dirait plein de torrents et de troubles. Son pouvoir de la narration – mis en exergue par la commissaire d’exposition, Katerina Gregos, dans la rétrospective des œuvres présentées dans ce magnifique Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM de Las Palmas  – est sensible et magnétique. Près de chaque séquence photographique se trouvent un discret cartel et quelques mots de l’artiste. Les tirages sont superbes, impression en Papel Rag photographique sur carton plume, ce papier-coton très lisse au blanc naturel pour des couleurs intenses et des noirs particulièrement profonds.

Nabil Boutros a réalisé de nombreux autres travaux et publié divers ouvrages. « Les images, contrairement aux mots, sont accessibles à tous, dans toutes les langues, sans compétence ni apprentissage, préalables » écrit justement Régis Debray, écrivain et philosophe. Et derrière les mots, rien n’est transmissible que la pensée. « L’idée qui passe ne fait pas d’ombre elle est l’oiseau d’un ciel d’encre il coule dans nos yeux il écrit le monde » dit le poète Bernard Noël dans La Chute des temps, avant de poursuivre : « L’image, qu’est-ce que l’image quand la vie vient sur nous et plus rien que son pas de passante pressée ce que je dis est une larme… »

L’œuvre de Nabil Boutros, multiforme, communique émotion et perception du monde. Elle est habitée et pose la question de la représentation, du sacré, des forces à ne puiser qu’en soi-même, de l’éthique et de la transmission. Une urgence culturelle.

Brigitte Rémer, le 21 octobre 2023

Futur antérieur, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Séries des œuvres exposées : Serie Coptes du Nil, 1997-2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 15 de 75x 21cm – Serie Egypt is a moderns country, 2006. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 17 de 75x103cm, 8 de 75x 60 cm – Serie Alexandria, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma 10mm. 20 de 75 x 52 cm – Serie Cairo, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.25 de 75x119cm – Serie Egyptians, 2011. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.24 de 60x50cm – Serie Spring trip, 2012. Wallpaper encolado directo a pared. 6 de 100x145cm – Serie Ovine Condition, 2014. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 75 de 60x60cm – Serie Future antérieur, 2017. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 7 de 82x110cm – New World Order. Serie Belly Buttons, 2020. Impresión en papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 120 de 30×30 cm – An attempt to build pyramids today, 2023. Instalación, wallpaper encolado a cartón. Cuatro de 261×189, 4 de 210×150, 20 de 159 x 105, 16 de 132 x 93 cm – * Voir nos différents articles dans www.ubiquité-cultures.fr rubrique Archives.

Rétrospective Ojalá estuviera en Egipto – 20 juillet 2023 au 21 janvier 2024, du mardi au samedi de 10h à 21h, le dimanche de 10h à 14h – au Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Calle de Los Balcones, Las Palmas de Gran Canaria – tél. +34 928 311 800 – site : www.caam.net.

La Terre entre les mondes

© Sylvain Martin

Texte Métie Navajo – mise en scène Jean Boillot, Compagnie La Spirale – à l’Échangeur, Bagnolet.

Nous sommes au Mexique dans la communauté Amérindienne, chez les Mayas, « le pays le plus proche des dieux, là où avant il n’y avait rien, il n’y avait que nous… » rappelle un paysan indigène vivant avec sa fille, Cecilia, dans un petit village agricole. Il nous prend à témoin de sa vie, son identité, son métier, sa région en pleine mutation. D’emblée, la lumière envahit la scène d’une belle clarté, dans une scénographie blanche et ouverte à l’avant, sombre à l’arrière où l’on aperçoit un ceiba sacré destiné à être abattu et qui symbolise l’axe du monde, et comme la fin d’un monde.

L’agriculture se meurt dans ce village où l’industrie remplace avec brutalité les méthodes et savoir-faire ancestraux, où les paysans n’arrivent plus à nourrir les leurs. Nous suivons la famille de Cécilia et son père, rassemblant leur force de travail pour tenter de survivre. Une certaine fatalité et un grand désarroi habitent le père, sa fille marche sur ses pas et se lance dans la révolte et les actions à entreprendre pour faire entendre leur identité et défendre leur environnement, leur outil de travail et leur culture. Chaque jour, les blessures et déflagrations infligées au village, détruisent un peu plus l’agriculture traditionnelle, et rongent le père. Le combat est inégal, les machines agricoles vrombissent et « font en deux heures ce que nous faisons en deux mois » constate l’homme, resté seul, sa femme étant un jour partie à la ville et jamais revenue.

© Sylvain Martin

À la force du poignet, Cecilia trouve une place dans une famille mennonite pleine de règles, de morale et de principes où on l’emploie. Elle y bat le linge, penchée sur une grosse bassine tandis que les filles de la maison qui ont son âge, s’épient, se jalousent, se battent, parfois cousent des poupées, coincées dans leur vie routinière. Il y a des jeux pervers entre les soeurs, des accusations, des histoires cachées de sexe, le viol comme une banalité. « Nous ne manquons de rien, c’est une belle vie… » lui fait-on croire. Elles ont interdiction de parler à Cecilia. Pourtant, l’une d’entre elles, Amalia, déroge à la loi familiale et se lie d’amitié avec elle, dans une inextinguible soif d’apprendre et de découvrir le monde, les autres, un nouveau mode de vie. Cecilia se fera renvoyée mais Amalia la rejoindra pour découvrir cet autre monde dans sa quête éperdue de liberté, à la fin du spectacle.

La Terre entre les mondes montre le quotidien de deux familles aux modes de vie radicalement éloignés et parle principalement des injustices sociales et de la lutte que mène le milieu agricole traditionnel pour préserver ses terres que de puissants industriels leur arrachent, et leur volent. Le constat est accablant dans ce combat entre David et Goliath : « Il n’y a plus d’arbres mais du soja à perte de vue, le soja et le sorgho ont remplacé le maïs » ; les pesticides répandent leurs cancers et la pollution touristique gagne la campagne. « Ils ont encerclé la forêt de barbelés, il faut chercher à résister, mais qu’est-ce que nous y pouvons ? » dit le père avec résignation, tandis que Cecilia reprend le flambeau du combat et part à la ville pour défendre ses pairs et leurs propriétés. « La communauté internationale vous regarde » dit-elle avec témérité aux fonctionnaires qu’elle rencontre, plus prompts à promettre qu’à agir. Et elle raconte son voyage, peu confortable quand on est pauvre, parlant de la démocratie comme d’une fête. « Nous faisons partie d’un cycle » conclut-elle.

© Sylvain Martin

Autre combat, avec elle-même, sa grand-mère qu’elle vient d’enterrer, Abuela, la hante, sa présence magique la rassurait. Pleine de bon sens et telle une revenante, Abuela fait des apparitions sur scène, apportant tendresse et humanité, sagesse et mémoire de la culture Maya et de sa langue, dans laquelle elle échange avec sa petite fille, une langue ancestrale si proche de la langue des oiseaux… Le spectacle nous mène au cœur des archétypes de l’identité mexicaine, notamment de la Malinche, mère symbolique du peuple mexicain et d’Emiliano Zapata, l’un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1910, défendant la restitution des propriétés collectives confisquées dans les villages, et nationalisées. Ensevelie à la hâte, on donne à Abuela une sépulture digne. Placée dans son cercueil, elle chante et les ombres portées sur le mur l’accompagnent.

La Terre entre les mondes convoque les esprits mais ne s’éloigne pas de la réalité paysanne dont le texte de Métie Navajo porte la cause et qui, aujourd’hui, résonne dans le monde entier. Poétiquement éclairé par Ivan Mathis, le spectacle traduit les mutations du paysage où « même le lac est asséché et où la vie s’enfuit du pays, où, derrière les plantations il n’y a plus rien, qu’une croix sans Christ, une croix du diable. » La bande son, réalisée par Christophe Hauser, participe de l’élaboration d’un univers aussi magique que réaliste, donnant à percevoir les bruits de la nature et de l’environnement agricole. Jean Boillot, qui signe la mise en scène, en a finement ciselé le langage théâtral et dirigé les acteurs. Il a fondé en 1995 la compagnie La Spirale qu’il dirige et qui est installée à Metz, et débute une résidence de trois ans à Bords 2 Scènes, lieu de diffusion conventionné de Vitry-le-François. La Spirale s’attache à développer des écritures qui mêlent théâtre, musique et numérique, avec une adresse particulière aux adolescents. La Terre entre les mondes est un spectacle sensible qui contient une puissance onirique dans lequel tous les éléments s’emboîtent pour servir le propos, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 12 octobre 2023

Avec : Lya Bonilla, Sophia Fabian, Christine Muller, Giovanni Ortega, Cyrielle Rayet, Stéphanie Schwartzbrod
- assistanat à mise en scène Philippe Lardaud
- conseil dramaturgique David Duran Camacho – scénographie Laurence Villerot – création lumière Ivan Mathis – création costume Virginie Breger – création sonore Christophe Hauser – régie générale Perceval Sanchez – stagiaire Augustin Pot. Le spectacle a été créé au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine en novembre 2022, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin. Lauréat Artcena 2021, le texte est publié aux Éditions Espace 34.

Du lundi 2 au Jeudi 12 octobre 2023 à 20h30, le samedi à 18h00, relâche le dimanche – Théâtre de l’Echangeur, 59 Av. du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet – métro Galliéni – tél. : 01 43 62 71 20 – sites : www.lechangeur.com et www.laspirale-jeanboillot.com – En tournée : 17 au 21 octobre 2023 : Théâtre La Joliette, Marseille – Avril 2024, EBMK de Metz, – 4 mai 2024 au Théâtre Jean François Voguet de Fontenay-sous-Bois – 14 mai 2024 au Théâtre L’Onde, de Vélizy Villacoublay.

L’Opéra de Quat’sous

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – direction musicale Maxime Pascal – avec la collaboration d’Elisabeth Hauptmann – à la Comédie Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Inspiré de The Beggar’s Opera de John Gay (1700), l’Opéra de Quat’sous a été créé le 31 août 1928 au Schiffbauerdammtheater de Berlin dans une mise en scène de Bertolt Brecht lui-même et fut l’un des plus grands succès théâtraux de la République de Weimar. La pièce fut ensuite représentée à Paris en 1930 dans des décors et costumes de Gaston Baty. Brecht avait investi ce thème qu’il reprit dans son premier roman en 1934, intitulé Le Roman de Quat’sous. Né en 1898, il avait tout juste trente ans quand il écrivit l’Opéra de Quat’sous. Il avait entrepris, à partir de 1917, des études de philosophie, puis de médecine, à l’Université de Munich avant d’être mobilisé comme infirmier, à la fin de la Première Guerre mondiale. Il publia successivement Tambours dans la nuit, couronné du prix Kleist en 1922, Spartacus et Dans la jungle des villes, devint conseiller littéraire dans les années 20, puis rejoignit le Deutsches Theater de Max Reinhardt avec l’actrice Helene Weigel, qui deviendra sa femme. L’Opéra de Quat’sous, comme Homme pour homme un an plus tôt, propose une forme théâtrale inédite qui puise dans l’opérette, le jazz et les chansons de cabaret. Brecht, qui se trouve entre sa période expressionniste et l’époque de ses pièces didactiques, travaille en compagnonnage avec le compositeur Kurt Weil, et la pièce est écrite avant son engagement dans le marxisme. Plus tard il théorisera le théâtre épique et mettra au point son concept de distanciation. Contraint à l’exil, à l’arrivée des nazis, Brecht parcourt l’Europe, s’installant au Danemark, puis en Suède et en Finlande, avant de rejoindre la Californie en 1941. Ces années d’errance furent néanmoins fécondes, il écrit alors La Vie de Galilée, Mère Courage et ses enfants, et La Résistible Ascension d’Arturo Ui. Contraint de quitter les États-Unis en 1947 pour raison de maccarthysme, Brecht rejoint la République Démocratique Allemande où il fonde le Berliner Ensemble en 1949. Il meurt en 1956, quelques mois après avoir assisté à la reprise de L’Opéra de Quat’sous monté par Giorgio Strehler, au Piccolo Teatro de Milan.

Le travail de Brecht avec Kurt Weil, compositeur de théâtre et d’opéra emblématique,  né deux ans après lui, est essentiel dans l’œuvre de l’écrivain. Kurt Weill marque l’effervescence musicale et culturelle de la République de Weimar et l’essor de la comédie musicale à Broadway dans les années 1940. Il travaillera avec différents dramaturges et imprimera sa marque de fabrique, mêlant le jazz et les musiques populaires teintés d’une certaine mélancolie. Le prélude de la pièce, ici nommée La complainte de Mac-la-Lame deviendra un standard de jazz interprété, entre autres, par Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.

Il y a de l’utopie dans l’Opéra de Quat’sous, pièce qui tient une place à part dans le paysage théâtral. Sur des panneaux, ici sorte de journaux lumineux, s’inscrivent les titres des chapitres et des chansons, rendant très lisible l’ensemble. Ils s’affichent et coulent comme un ruisseau à travers le plateau. Au-delà des titres, sur des écrans de différents formats s’affichent des dessins et des commentaires, sorte de superpositions et de collages « Wanted, Employed » ou de slogans politiques : « Grâce à qui, les congés payés ? » ou « Engagez-vous ! » (vidéo Sébastien Dupouey). Le scénario : Macheath, chef de bande mafieux, dévalise les passants, entretient des relations courtoises et même amicales avec les représentants de l’ordre, maltraite les malfrats de son cercle et consolide ses affaires en se mariant. Sa bipolarité liée à ses intérêts lui permet de travailler sur une large palette d’attitudes et d’humeurs, et il sait se montrer tantôt insolent, tantôt séducteur, traqué, présomptueux, avisé etc.

© Jean-Louis Fernandez

La mise en place du décor, escaliers, plate-forme et passerelles, qui n’est pas sans rappeler le constructivisme du début du XXème, (scénographie Magdalena Willi) se réalise à vue et fait partie de la démarche de mise en scène, jusqu’à la première chanson brillamment interprétée par Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui disparaît par les airs. « On va faire Brecht » dit une sorte de recruteur au jeune homme qui se présente à lui et qui a l’air un peu largué : il est recruté sur le champ pour la surveillance du district. Cigare, veste de cuir… Une sorte de duo introductif, humoristique, se met en place, à la manière d’un sketch, ou d’un intermède. « Brecht, il aimait vraiment les voitures de course ? » Et le recruteur demande à son assistante d’apporter le vêtement du nouvel employé. L’assistante, personnage direct et plutôt déluré, n’est autre que Mme Peachum qui se met à chanter (Véronique Vella) : « Qui lave ?… Qui ?… Qui… ? »

Macheath, ou Mac-la-Lame (Birane Ba), le fiancé de Polly, fille unique des Peachum et bandit de grands chemins apparaît au milieu des écrans comme un vrai crooner, sur la passerelle haute. Il surplombe et contrôle la situation. La rencontre avec Polly (Marie Oppert) est des plus romantiques, la jeune femme se montre très amoureuse. Leur noce se tient – surprise pour elle qui pourtant fait bonne figure – dans une écurie. Elle porte le voile de la mariée. Mac-la-lame une splendide veste argentée, chapeau et gants coordonnés (les costumes sont de Florence von Gerkan). Il est accompagné de ses compères et acolytes, gouailleurs, provocateurs, hors la loi sous sa coupe et ses ordres : la Découpe, Saul dit Saule-pleureur, Matthias dit Matt-la-Mitraille, Jacob dit Coco-la-Pince, qui règleront leurs comptes, raconteront leurs derniers larcins, offriront leurs cadeaux à la mariée (dont une magnifique chemise de nuit…) pousseront la chansonnette et se livreront à une partie de lancement de tartes à la crème, osée et savoureuse. Arrivés débraillés, ils étaient revenus pour la noce, portant d’impeccables vestes blanches. Polly leur donne le change et, à son tour leur offre un numéro à sa manière, se transformant en parfaite animatrice.

Jenny la flibuste apparaît à son tour, superbe voix de soprano (Elsa Lepoivre), puis le chef de la police de Londres, Brown, grand ami et complice de Macheath, en apparence, mais qui a plusieurs visages : l’homme privé et le fonctionnaire et qui vient lui souhaiter tout le bonheur du monde (deux acteurs en alternance tiennent le rôle de Brown, Stéphane Varupenne et Benjamin Lavernhe). La noce permet une démonstration d’affection, vraie ou fausse, un joli duo Polly-Macheath. À l’étage, sur la passerelle, se tient ensuit une séquence chez les Peachum, Madame est en peignoir nylon rose, Jonathan Jeremiah Peachum son époux (Christian Hecq) est en short, à la recherche de sa seconde chaussette bleue. Célia Peachum apprend à son mari le mariage de leur fille « Et que fait-on quand on est marié ? » demande-t-il et il apporte sa réponse : « On divorce ! » Tous deux réaffirment leur affection pour Polly, le père, chef d’une bande de mendiants avec laquelle il fait son beurre, pense la faire changer d’idée et plier. Quelques images de type revue défilent sur les écrans.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la séquence suivante, Polly annonce à son mari que le chef de la police veut le coffrer, elle tient à la main la page sur laquelle sont listés les crimes et délits qu’il a commis et en égrène la  longue litanie. Elle découvre ses mensonges, sa lâcheté même si elle en est toujours amoureuse. On est à la veille du couronnement de la reine, Macheath confie à Polly les rênes de son entreprise ; elle, décide d’apurer les comptes en réglant les dettes. Macheath lui fait de grandes déclarations avant de s’enfuir, pour se cacher dit-il. Grande scène d’adieux, comme un mélo. « Adieu Mac, garde-toi des femmes » lui dit-elle. Suit la Balade de l’obsession sexuelle. Macheath s’en va et rencontre une femme qui lui lit les lignes de la main et lui annonce les pires catastrophes à venir. C’est Jenny, la tripoteuse, une de ses ex, qui se rappelle de quelques bons moments. Jenny sort discrètement, le téléphone à la main et informe le chef de la police. Macheath est arrêté, on le retrouve en prison. La rencontre avec le chef de la police, son ami, est pathétique, Brown est en larmes avant de prendre congé et Macheath se moque éperdument de lui et fait, une fois de plus, rebondir la situation : il soudoie le gardien, se fait retirer les menottes, et se retrouve libre…  Suit la Balade de la vie à l’aise et l’arrivée de Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui se déclare être la femme de Macheath. Lui se joue de la situation et renie l’une et l’autre. Quand Polly débarque, les deux femmes s’entredéchirent et le journal lumineux annonce le Duel de la jalousie. Macheath s’enfuit avec Julie tandis que Mme Peachum ramène sa fille à la maison. M. Peachum fait un grand discours sur l’Histoire.

2nde finale de Quat’sous avec la Chanson de Macheath et le défilé de la misère sous l’impulsion des Peachum, Célia Peachum en tête, « En avant ! » clame-t-elle. En haut de la passerelle, Jonathan Jeremiah Peachum s’entretient avec le chef de la police et ses sbires, qui cherchent à contrôler le mouvement car le couronnement de la Reine est proche, fil rouge de second plan tout au long de la pièce et qui passe au premier plan, à la fin. Les miséreux forment une haie d’honneur devant le Palais. « Interdiction d’envoyer des clochards sur la voie publique » clame le porte-voix. Peachum ouvre la barrière et la foule des miséreux se répand. « Ils seront des milliers ! » prévient-il. Ils dévalent le grand escalier. La Chanson de la grande inutilité est suivie de la Chanson de Salomon. Julie pour la seconde fois dénonce Macheath.

© Jean-Louis Fernandez

On retrouve notre héros attablé, un gardien pour serviteur et on partage avec lui son dernier repas, car cette fois il n’échappera pas à la police… Il est sur la passerelle, l’atmosphère est lourde. Une référence à la Balade des Pendus de François Villon passe. De la parole au chant, l’acteur change alors de fonction, à moins que ça ne soit de stratégie. Brown arrive, délabré, sans uniforme, dévasté, puis Polly vient donner à son mari des nouvelles de l’entreprise : « Notre affaire marche très bien ! » dit-elle. « Tu pourrais me tirer de là ? » lui demande-t-il. « Je n’ai pas d’argent, adieu Macky » répond-elle. Suit une longue séquence d’adieu où se mêlent amour et argent, tentative d’échafauder des plans pour Macheath. Tous chantent déjà leur deuil. Polly, blême, est en haut de l’escalier. Pas un geste tendre de la part de Macheath qui voudrait comprendre d’où vient la flèche et qui l’a dénoncé. Deux événements se font face à la fin de la pièce : la pendaison prochaine de Macheath et le couronnement de la Reine. Balade de Macheath. Le ténébreux, converti, demande pardon à chacun et la scène se remplit de tous les miséreux venant assister à son exécution. Dernier retournement de situation : « Qui va là ? » C’est le messager du Roi, porteur d’une d’une nouvelle : « Pour célébrer son sacre, la Reine a décrété la réhabilitation et la promotion du condamné. Il sera décoré et touchera une rente à vie. » Les derniers mots reviennent à Macheath qui s’exclaffe en disant : « Je suis sauvé… C’était écrit ! »

Vu dans cette version de 1928, L’Opéra de Quat’sous est une majestueuse pièce de Music-Hall qui se déroule à la manière d’une comédie musicale ou d’une succession de numéros de cabaret. Thomas Ostermeier fait faire des ricochets à l’Histoire et les acteurs, tous excellents, s’en donnent à coeur joie, la direction musicale est menée de mains de maître par Maxime Pascal . Ne boudons pas notre plaisir !

Brigitte Rémer, le 7 octobre 2023

Avec : Véronique Vella Celia Peachum, épouse de Jonathan Jeremiah Peachum – Elsa Lepoivre Jenny, dite la Tripoteuse, une prostituée – Christian Hecq Jonathan Jeremiah Peachum, chef d’une bande de mendiants – Nicolas Lormeau Robert, dit la Découpe, homme de Macheath et Smith, premier officier de police – Stéphane Varupenne* Brown, chef de la police de Londres – Benjamin Lavernhe* Brown, chef de la police de Londres – Birane Ba Macheath, chef d’une bande de malfaiteurs Claïna Clavaron Lucy, fille de Brown – Nicolas Chupin Jacob, dit Coco-la-Pince, homme de Macheath – Marie Oppert Polly Peachum, fille de Celia et Jonathan Jeremiah Peachum – Sefa Yeboah Filch, un des mendiants de Peachum et Saul, dit Saule-pleureur, homme de Macheath – Jordan Rezgui Matthias, dit Matt-la-Mitraille, homme de Macheath- et le chœur – Marie-Claude Bottius*, Scarlett Cabrera-Bernard*, Jean-Claude Calif*, Alexandra Christodoulides*, Alain David*, Simine David*, Alain Derval*, Arnaud Destrel*, Jeanne Guinebretière*, Laurent Lederer*, Cécile Leterme*, Isabelle Mazin*, Thamzid Mohamad*, Tatiana Rahan*, Félix Reichenbach*, Edith Renard*, Yann Salaün*, Thibault Saint-Louis* (* en alternance) et l’orchestre Le Balcon.

Dramaturgie et collaboration artistique Elisa Leroy – scénographie Magdalena Willi – costumes Florence von Gerkan – lumières Urs Schönebaum – vidéo Sébastien Dupouey – son Florent Derex – chorégraphie Johanna Lemke – conseil à la diversité Noémi Michel – assistanat à la mise en scène Dagmar Pischel – assistanat à la direction musicale Alphonse Cemin – assistanat à la scénographie Ulla Willis – assistanat aux costumes Mina Purešić Assistanat aux lumières François Thouret – assistanat à la vidéo Romain Tanguy – assistanat à la chorégraphie Rémi Boissy – chef de chant Vincent Leterme – Ce spectacle a été présenté au Festival d’Aix-en-Provence du 4 au 24 juillet 2023,

En alternance, du 23 septembre au 5 novembre 2023, à la Comédie Française, salle Richelieu, matinées à 14h, soirées à 20h30 Salle Richelieu, Place Colette, 75001. Paris – métro Palais Royal – Tél. :  01 44 58 15 15 – site : www.comedie-francaise.ff

Caligula

Texte Albert Camus – conception, mise en scène et jeu Jonathan Capdevielle – au T2G Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Marc Domage

Camus s’empare du mythe de la violence et de l’absurde pour écrire en 1941 Caligula qui le plonge dans l’Antiquité, à Rome. Il s’est inspiré de Sétone, haut fonctionnaire romain de la fin du Ier siècle et auteur de nombreux ouvrages dont La Vie des douze Césars. Camus remanie la pièce en 1958 et lui donne un tour plus politique, entretemps la guerre est passée, démontrant toute son horreur. Jonathan Capdevielle en présente aujourd’hui une adaptation qui fait la synthèse des deux versions et place l’action au présent. Il interprète lui-même le rôle-titre, un empereur romain tyrannique à la recherche d’absolu donc de l’impossible, qui louvoie entre le jeu, l’amour de l’art, une soi-disant liberté pour ne pas dire licence, et la démesure.

Caligula est entouré d’une cour qu’il manipule, masculine et féminine, de patriciens-sénateurs comme Senectus, Metellus, Lepidus, Octavius, Mereia, Mucius, qui, s’ils s’opposent, passent à la trappe, d’Hélicon, ancien esclave qu’il a affranchi (Jonathan Drillet), de Cherea, cheffe de la conjuration (Anne Steffens), de Caesonia, ancienne amante, témoin actif des atrocités (Michèle Gurtner), de Scipion-fils, figure romantique du jeune poète plein d’ambivalence entre amour et haine à l’encontre de Caligula, qui a tué son père (Dimitri Doré).

© Marc Domage

La pièce commence sous le soleil et les jeux d’eau avec le bourdonnement d’un essaim d’abeilles, à moins que ça ne soit celui d’une colonie de mouches – peut-être une allusion provocatrice au texte de Sartre « Les Mouches » plongeant dans l’histoire grecque, petit clin d’œil à l’antagonisme Camus-Sartre…- Un avion passe. L’imposant dispositif scénique est d’une efficacité redoutable, sorte de pyramide à degrés dans laquelle sont taillées des marches formant comme des alvéoles, une aire de jeu spectaculaire (conception Nadia Lauro). La haute société romaine y prend ses bains de mer et de soleil. Caligula y apparaît et disparaît autant que de besoin. On y vit, on y palabre, on y meurt, l’ensemble est comme un mastaba au fond duquel les sarcophages des détracteurs  doivent être nombreux. Les personnages apparaissent principalement par une sorte de tunnel-labyrinthe menant au pied de l’édifice par une porte jaune. Les époques se superposent, des traités se rédigent comme Le Glaive, un grand traité sur le pouvoir.

© Marc Domage

Caligula, l’imprévisible empereur de Rome, a disparu peu de temps après la mort de sa sœur et amante Drusilla. On le recherche dans toute la ville, l’inquiétude monte. Quand il ré-apparaît, sur scène émergeant de derrière un rocher, il s’adresse à la lune. Puis confie à Hélicon avoir « un besoin d’impossible. La lune… le bonheur, l’immortalité… » Hélicon de répondre : « À quoi puis-je t’aider ? » La réponse tombe sans appel : « À l’impossible ! » Caligula fait alors penser à Louis II de Bavière au sommet de son extravagante demeure et de sa folie, douce au départ, ici, déconnectée ensuite et sanguinaire très vite, tout en semblant ignorer les complots dont il fait l’objet. Il se déguise en Vénus, déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté féminine, Aphrodite chez les Grecs, avant de surjouer sa mort. Il est, selon Camus – dans l’édition américaine de Caligula and Three Other Plays, en 1957 – un homme qui « récuse l’amitié et l’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l’entraîne sa passion de vivre. » Et plus loin : « On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. »

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle aime à sortit du cadre et piétiner les codes, ce qu’il fait ici allègrement et jusqu’à la lassitude voire l’épuisement du spectateur, tant dans son jeu que dans sa conception de l’ensemble. Son personnage flirte entre Éros et Thanatos, sexe et solitude. Tout y est excès, provocation, radicalité et tyrannie, avant de se déliter dans un kitsch débridé. Tantôt cynique tantôt exubérant, désabusé et ambivalent, un brin psychopathe, Caligula-Jonathan Capdevielle surjoue jusqu’à sa propre mort. Techniquement, le metteur en scène travaille sur la dissociation et la désynchronisation des sons qui se chevauchent et s’évadent entre le corps et la voix imprimant par moments un côté marionnettique aux acteurs, (son Vanessa Court). La fin se joue en langue italienne. Le metteur en scène ajoute un univers musical original live réalisé et interprété par Arthur Gillette et Jennifer Eliz Hutt, à certains moments présents sur scène et qui portent la voix des acteurs dans un subtil travail organique. Les costumes (conception Colombe Lauriot Prévost, atelier Caroline Trossevin) vont et viennent entre les époques : toges, tuniques serrées à la taille et descendant jusqu’au genou, tuniques courtes semblables à une jupe, maillot de bains XXIè siècle dernier cri, sénateurs en costumes cravates comme il se doit, Caligula en grand débraillé, souvent short et pieds nus. Quand Cherea, la cheffe de la conjuration arrive en costume militaire, Caligula ruse. « Couvrons-nous de masques, utilisons nos mensonges… » dit-il au cours d’une joute philosophique qui les oppose : « Tu es nuisible et cruel » lui dit-elle. « La sécurité et la logique n’ont rien à voir ensemble ! » réplique-t-il.

Au fil des deux heures de tyrannie l’esthétique devient de plus en plus kitsch et queer, le chaos s’installe et tout se délite. On passe de la tentative d’empoisonnement aux meurtres les plus vains, du pèlerinage sacrilège à la sculpture adorée avec ex-votos, avant de la casser. « Tu crois donc aux dieux, Scipion ? » lui demande Caligula. Hélicon dénonce à l’empereur le projet de complot et se fait massacrer. La scène est de bruit et de fureur. Les éléments se déchainent, allant crescendo. Des fumées l’envahissent. « Il faut en finir, le temps presse « jette Caligula qui chante sa mort.

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle s’est formé à l’École nationale supérieure des arts de la marionnette, et a collaboré avec Gisèle Vienne depuis ses premières mises en scène. Il a joué sous la direction de différents metteurs en scène et dans ses propres productions. Il travaille depuis quelques années sur l’élaboration d’un roman familial à partir de son autobiographie. Il a présenté plusieurs spectacles dans le cadre du Festival d’Automne dont À nous deux maintenant (2017), Rémi (2019) et Music all (2021). Il est artiste associé au T2G Théâtre de Gennevilliers où il a présenté en 2023 Saga et Sinistre et Festive, en collaboration avec Jean-Luc Verna et travaille sur la perception du monde et le rôle de l’art, dans des formes éclatées et hors cadre. Il fait de Caligula une lecture politique, poétique, analytique et ironique puissante et provocante dont on sort KO debout. « À quoi sert le pouvoir si je ne peux changer les choses ? » lance son insaisissable et cruel personnage.

Brigitte Rémer, le 5 octobre 2023

Avec : Adrien Barazzone, Jonathan Capdevielle, Dimitri Doré, Jonathan Drillet, Michèle Gurtner, Anne Steffens, Jean-Philippe Valour. Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu – musiciens live et musique originale Arthur B. Gillette, Jennifer Eliz Hutt – son Vanessa Court – lumière Bruno Faucher – costumes Colombe Lauriot Prévost – telier costumes Caroline Trossevin – scénographie Nadia Lauro – chorégraphie Guillaume Marie – égie générale Jérôme Masson

Du 28 septembre au 9 octobre, au T2G Théâtre de Gennevilliers, 41 avenue des Grésillons – site : www.theatredegennevilliers.fr tél. : 01 41 32 26 26 et www.festival-automne.com tel. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, du 17 au 19 octobre – Les Quinconces/L’Espal, Scène nationale du Mans, les 7 et 8 novembre – Le Maillon, Scène européenne, Strasbourg, les 7 et 8 décembre – CDN de Besançon Franche-Comté, les 13 et 14 décembre – L’Onde Théâtre/Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay, le 19 décembre 2023 – Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, du 14 au 16 mai 2024 – Comédie de Béthune, CDN, les 23 et 24 mai – L’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, du 6 au 8 juin 2024.

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés

Texte Kossi Efoui – conception et mise en scène Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, dans le cadre des Zébrures d’automne / Les Francophonies – Des écritures à la scène, au CCM Jean Gagnant de Limoges – un spectacle France/Togo.

© Christophe Péan

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est né de l’interaction entre trois artistes togolais vivant en France : l’auteur et dramaturge Kossi Efoui – que nous avions présenté en parlant de son roman autobiographique, Une Magie ordinaire, cf. notre article du 30 août 2023 -, le directeur de la Compagnie Gakokoé qu’il fonde à Montbéliard en 1998, Marcel Djondo, ici co-metteur en scène du spectacle avec Gaëtan Noussouglo, également conteur et comédien.

Au point de départ, les metteurs en scène commencent une recherche sur la notion de corps dispersés et de deuils impossibles, concept qui les hante et que toutes les religions du monde abordent, concept que l’on trouve au Togo dans les rituels. Ils mènent des enquêtes et une réflexion sur le sujet pendant plus de deux ans.

Puis ils associent leur compatriote et ami de jeunesse Kossi Efoui pour élaborer avec lui la démarche de mise en scène à partir d’une écriture au plateau. Il connaît parfaitement le théâtre qu’il a pratiqué comme acteur et musicien. Pour Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, par son écriture Kossi Efoui a changé le cours du théâtre africain. Leur talent est alors de réunir une distribution brillante, singulière et complice avec des acteurs qui soient aussi danseurs et musiciens. Metteurs en scène en duo, ils travaillent en miroir. Quelque temps plus tard et après une recherche de production toujours délicate, ils trouvent les acteurs qui porteront le projet avec eux : Florisse Adjanohoun du Bénin ;  Roger Kodjo Atikpo et Anani Gbeteglo, du Togo, le premier conteur et joueur de kora, le second, grand percussionniste ; Bowokabati Eustache Kamouna, guitariste togolais hors pair ; Odile Sankara, grande actrice burkinabé, sœur cadette de Thomas Sankara, qu’on a notamment vue dans le rôle de Médée qu’elle portait avec puissance et majesté dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli – Béno Kokou Sanvee, conteur et musicien, doyen des acteurs togolais qui a beaucoup compté pour l’approche du théâtre et la formation des deux metteurs en scène, et qui leur a servi de modèle.

Ensemble, ils inventent sur le plateau la définition du Théâtre du souffle, chère à Kossi Efoui et travaillent par improvisations et enquêtes jusqu’à l’élaboration d’un texte qui convoque la mémoire, les mythes et le présent pour exorciser l’avenir. Il nous conduit sur les chemins du théâtre dans le théâtre selon le scénario suivant : le metteur en scène d’une compagnie renommée qui avait éclaté et s’était dispersée, rappelle, dix ans plus tard, ses comédiens pour concevoir un nouveau projet et remettre à flots la machine théâtrale. Il leur propose de se plonger dans la grande mythologie d’Isis et d’Antigone. Tous répondent présent. Metteur en scène et acteurs-musiciens-danseurs se confrontent alors à la ligne de fracture entre fiction et réalité, et aux abysses de la mythologie tant égyptienne que grecque.

© Christophe Péan

Dans la mythologie, fille de Nout et de Geb, sœur et épouse d’Osiris, Isis a l’apparence d’une femme portant sur la tête un trône, signe hiéroglyphique servant à écrire son nom ou parfois, ressemblant à Hathor, elle est coiffée d’un disque solaire inséré entre deux cornes de vache. Symbole de l’épouse fidèle et protectrice des enfants, elle apporte sur terre la civilisation. Elle est aussi magicienne et rassemble le corps démembré de son époux auquel elle redonne vie avant d’engendrer Horus. La représentation d’Isis allaitant Horus a inspiré l’iconographie chrétienne copte de la Vierge à l’enfant, son culte se diffuse dans l’ensemble du monde méditerranéen. Sophocle lui, utilise le personnage d’Antigone dans la tragédie qu’il relate vers 441 avant J.C. pour plaider contre la tyrannie et soutenir les valeurs démocratiques attachées à Athènes. Mythes et tragédies forment ainsi le socle de la pièce ré-interprétée par Kossi Efoui. Le spectacle évoque la mort, la représentation de la mort et l’art – « Si on n’enterre pas nos morts, ils viennent hanter les vivants » en est le leitmotiv -. À la frontière de différentes techniques théâtrales incluant conte, mime, masques, marionnettes, chant, musique et danse, au-delà de la profondeur du sujet, le spectacle évoque la vie.

© Christophe Péan

Il débute avec le souffle, le bruit du vent et l’arrivée de personnages masqués de blanc, qui, à l’aide de lassos, transpercent l’air et sont le vent. Sur un podium côté jardin, le chef d’orchestre et metteur en scène de la troupe, chante dans sa langue, peut-être l’éwé ; au centre, des instruments de musique et porte-manteaux où sont accrochés quelques costumes, robes et tuniques pour des changements de costumes qui se feront à vue ; de chaque côté de la scène des paniers remplis de baguettes de bois, figures effigies qui sortiront à la fin pour une danse des absents, des morts sans sépulture ; une scénographie simple et efficace de Koko Confiteor Dossou dans des lumières de Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou. Un mystérieux cercueil tiré par les acteurs traverse la scène et pivote sur lui-même. Des rituels infernaux et un langage énigmatique se mettent en place. « Poisson lune, la nuit tombe pour toi… » Arrive le joueur de kora, qui commence à jouer ouvrant sur un duo chant/kora : « Je suis là, j’ai répondu à ton appel », puis un par un s’avancent les comédiens-musiciens avec leurs instruments : guitare, percussions, saxophone pour le metteur en scène qui ne quittera son estrade qu’à la fin du spectacle.

Arrivent les femmes dans l’exubérance et tous les acteurs-actrices de la troupe, se retrouvent, comme ils se rencontraient dix ans auparavant, rappelant le titre des pièces qu’ils avaient interprétées ensemble et se remémorant quelques séquences de jeu clownesque, percussion, calebasse, bruitage, nez rouge, comme une séquence de Commedia Dell’Arte dans laquelle les acteurs excellent. Le projet proposé par le metteur en scène : « Travailler sur du théâtre classique en y ajoutant les problématiques d’aujourd’hui, quelque chose de bien dosé, pimenté… » Ils vont d’abord « chevaucher la langue du conteur » et dire l’histoire d’Antigone, formant un chœur, des chœurs de différents formats, chantant et psalmodiant. On désigne Créon et on l’habille. Il impose son autorité pour faire régner son nouvel ordre, autocratique.

© Christophe Péan

Brièvement est ensuite contée l’histoire d’Isis et Osiris, leurs épousailles, le cercueil d’Osiris jeté dans l’eau du Nil, puis récupéré et trainé à travers la ville, prêtant à certains rituels et troublant l’ordre public, en écho avec le nom des disparus dans l’histoire contemporaine, autre fil rouge du spectacle. « Je vois des corps en décomposition » chante le chœur. Rituels, chasubles blanches, chants et instruments se mettent en place : « J’appelle… » suit le nom du disparu, jusqu’à celui de Thomas Sankara dont l’assassinat est relaté sur un solo de guitare. « Reviennent les fantômes de l’ancien temps. » Le langage devient métaphorique… « Les arbres sont… des corps sans sépulture… et chacun est une personne disparue ». Tremblements. Transe. Les acteurs jouent un nouvel intermède burlesque, dans la transgression, l’humour, la distance, la ruse. Le metteur en scène les suit, commente et intervient. Les chants se répondent jusqu’au solo du metteur en scène. Rien n’est oublié dans le texte qui évoque aussi le rôle de l’auteur et de la littérature, l’arrivée de la censure interdisant la pièce. Les acteurs demandant des comptes et faisant déguerpir la censure, font savoir que « les temps ont changé » et que la pièce se jouera.

© Christophe Péan

Alors tombe une sorte de communiqué de presse qui fait encore évoluer le cours des choses et remet l’Histoire au centre de la scène :  on retrouve des ossements là où une splendide villa avait été construite, probablement sur un ancien lieu de détention, gardé secret. Car le temps parle et on se trouve face à des disparus qui n’ont pas eu de sépulture. Une manifestation géante se prépare pour leur rendre enfin justice, tandis que les pouvoirs publics engagent à rentrer chez soi et à ne pas convoquer les fantômes. Peine perdue, la manifestation se présente comme une performance-installation où, devant un cercueil grand ouvert, sont nommés chacun des disparus, représentés par un objet totem que chaque acteur dépose respectueusement dedans, objets qui, dès le début du spectacle se trouvaient dans des paniers, à l’avant-scène et qui ont accompagné le spectacle. Cette cérémonie des absents, entérinée par le geste symbole d’un pot de terre que l’on casse, donne ainsi à chacun une sépulture.

Un épilogue reprend le récit d’Isis et Osiris conté par le metteur en scène qui quitte alors son espace et revêt le manteau blanc du grand-prêtre, se plaçant au centre de la scène, son saxo à la main. Le rideau noir du fond de scène s’ouvre sur un cyclo blanc, les personnages portant masques et vêtements blancs du premier tableau sont de retour et ressemblent à des pénitents. Une fumée bleue s’élève du plateau et le dernier tableau nous mène jusqu’à l’au-delà en même temps qu’il nous éloigne du passé.

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est un texte poétique et métaphorique fort, un travail d’équipe superbe, des talents fous et une belle énergie, tout ici est codifié, de la musique au chant, de la couleur au geste, tout fait sens pour évoquer les absents de l’Histoire, la vie et ses combats.

© BR

Une conversation publique s’est tenue quelques heures avant le spectacle, entre Kossi Efoui et Hassan Kassi Kouyaté, directeur des Zébrures d’automne, autour des écritures de Kossi Efoui, citoyen du monde comme il aime à se nommer car il est à la fois « de là-bas et d’ici… » Hassan Kassi Kouyaté a rappelé les étapes du parcours et les Prix obtenus par son collègue togolais – Prix Tropiques attribué par l’AFD et Prix Kourouma pour Solo d’un revenant ; Prix RFI pour sa pièce, Le Carrefour, en mettant aussi en parallèle son pays, le Burkina Faso, anciennement Haute-Volta. Tous deux parlent des années de post-indépendances, avec leurs belles vitrines démocratiques, « un temps où les utopies fonctionnaient et où tous pensaient qu’on viendrait à bout des dictatures. » Et Hassan Kassi Kouyaté de constater que « les combats d’aujourd’hui s’inscrivent dans la continuité des questions qu’on se posait alors. »

À travers Une Magie très ordinaire (cf. notre article précédemment cité), Kossi Efoui parle du Togo comme d’une fiction administrative, « la vie réelle des populations butant contre ces fictions. » Avec Hassan Kassi Kouyaté il devise sur la langue, l’obligation de la langue coloniale, notamment avec l’interdiction d’exprimer un seul mot dans sa langue maternelle sous peine de punition et d’humiliation. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’éwé, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour et si certains s’y risquaient malgré tout, ils écopaient de ce qu’en Bretagne on appelle le symbole, au Togo le signal, au Burkina-Faso le bonnet d’âne. « La violence parle toutes les langues, la poésie aussi et elle fait échec au projet de domination » précise Kossi Efoui qui évoque aussi les mots de Kateb Yacine, « La langue française, notre butin de guerre. » Il s’agit de résister et d’écrire pour se sauver. Mais « que signifie écrire pour l’Afrique francophone d’aujourd’hui ? » posent-ils tous deux. Kossi Efoui a fait partie du jury pour l’attribution du Prix RFI dans le cadre de l’Université de Lomé et remarque avec intérêt l’entrée des femmes en littérature. Puis il parle de la traduction, qui représente pour lui « un défi parce qu’elle communique une expérience transmissible en d’autres langues, à d’autres humains, une activité continue, un pont, une circulation, tout en reconnaissant qu’il existe des hiérarchies entre les langues. »

Hassan Kassi Kouyaté aiguille ensuite Kossi Efoui sur la notion de marronnage dont ce dernier donne la définition : « Ce sont les esclaves qui fuyaient les plantations et se retrouvaient dans des zones inhospitalières, loin de toute civilisation, en quelque sorte un retour à l’état sauvage. » Il évoque alors l’utilisation de la ruse – qui s’oppose à la force – comme mode de survie, ruse nécessaire à l’esclave pour faire faux bond à ses maîtres compte tenu de l’inégalité du combat. Pour lui, le blues est similaire à l’esprit du marronnage.  « Né d’un fond de souffrance, le Blues dit JE » précise-t-il.

© BR

En conclusion et avant de dire quelques mots sur le spectacle, Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés dont il signe le texte, Kossi Efoui rappelle qu’il appartient à « la première génération d’enfants libres nés dans un pays libre, les années 60 au Togo, après l’Indépendance » portant cet héritage avec lequel il est venu au monde. Ses thèmes de travail portent sur la mémoire et la séparation.

Cette année les Zébrures d’automne – ex Francophonies de Limoges, que pilotent Hassan Kassi Kouyaté fêtaient leurs 40 ans. Lieu de convivialité, de débats, de solidarité et de partenariats, l’édition a accueilli dans différents lieux de la ville des spectacles venant de République Démocratique du Congo, du Togo, du Canada – Québec, Ontario, Manitoba – de France, Belgique, Luxembourg, Suisse, Rwanda et Mozambique. Une édition riche, créative et passionnante, loin des surplombs et par-delà les continents.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2023

Avec Florisse Adjanohoun, Roger Kodjo Atikpo, Anani Gbeteglo – Bowokabati Eustache Kamouna – Odile Sankara – Béno Kokou Sanvee. Costumes Jeannine Amélé Noussouglo. Scénographie Koko Confiteor Dossou – collaboration technique (chorégraphie) Raouf Tchakondo – création lumières Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou – Accueil en partenariat avec les centres culturels municipaux de la Ville de Limoges, la SACD et RFI. Avec le soutien de L’Institut Français, Togo créatif, Les Francophonies/Des écritures à la scène, Programme ACP-UE Culture AWA, La Commission Internationale du Théâtre Francophone (CITF), African Culture Fund (ACF), le Département du Doubs, la Région Bourgogne Franche-Comté, la DRAC Bourgogne Franche-Comté.

Spectacle vu le mercredi 27 septembre à 20h, au Centre culturel municipal Jean Gagnant, précédé d’une Conversation avec Kossi Efoui animée par Hassan Kassi Kouyaté, à 17h30, à la Maison des Francophonies.

Birima, de et avec Youssou NDour

© Théâtre de la Ville

Un conte musical sur une idée originale de Pape Oumar Ngom et Youssou NDour – conception musicale Youssou NDour – mise en scène Madiaw Ndiaye, au Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

C’est l’histoire du roi Birima Ngoné Latyr Fall – surnommé Borom mbaboor mi/le porteur d’allégresse – qui régna de 1855 à 1859 au Cayor, un royaume précolonial situé à l’ouest de l’actuel Sénégal. Entouré de ses Ceddo – des guerriers opposés à la colonisation, la christianisation et l’islamisation – une fois l’an il prenait la parole, et le public pouvait venir lui demander des comptes et résoudre ses conflits sous couvert du droit coutumier. Cette assemblée avait valeur de tribunal traditionnel. Au cours de la veillée, appelée Guéew, les griots apostrophaient le public, des chants et des danses étaient interprétés. C’est à partir de ces nombreuses chansons populaires wolofs entendues que Youssou Ndour a composé Birima, qui rend grâce à celui qui tient parole « Birima ma ca been baat ba, bu waxe ren, ba laa waxaat dewen ».

Lors d’une de ces veillées, un soir, un différend oppose un berger à un cultivateur, risquant de faire basculer la belle harmonie du royaume. Parce qu’il a fait une promesse et donné sa parole, Birima doit démontrer ses qualités humaine, et dans la hiérarchie des valeurs, la parole transcende le mot et prime, aux côtés de la dignité, du sens de l’honneur, du courage, de la loyauté et de la crainte de l’humiliation.

© Théâtre de la Ville

Les musiciens sont déjà en place quand arrive le griot du roi qui saisit son djembé et lance la cérémonie. Sylvie la conteuse donne le fil rouge de l’histoire. » Aujourd’hui, la parole va rétablir la souveraineté. C’est Birima qui a rassemblé son peuple, pour discuter, sympathiser, rappeler les devoirs qui nous unissent ainsi que les lignes à ne jamais franchir. » L’histoire, telle qu’elle est conçue et rapportée par Youssou NDour, se déroule dans une énergie qui porte la salle et fait plaisir à voir. Youssou NDour en chanteur attitré du roi est à la juste place, à la fois il offre, avec sa voix de velours-toujours, de magnifiques interventions, à la fois il sait passer le relais et céder la place à de jeunes chanteurs. Ils sont une trentaine sur le plateau à croiser le théâtre, la musique et la danse avec une joie de vivre stimulante. C’est une vraie comédie musicale avec de jeunes virtuoses tant musiciens que danseurs et avec un homme engagé qui passe le relais tout en gardant sa présence magnétique. Une soirée vitalité, bon pour la santé !

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2023

Avec le Super Étoile de Dakar et la troupe de danse de Moussa Sonko – Sylvie Mombo (conteuse). Dramaturgie Madiaw Ndiaye et Pape Oumar Ngom – livret Alioune Badara Dioum – conseiller artistique Boubacar Ba – scénographie Julien Mairesse – costumes Maguette Guéye – maquillages Khady Niang Diakhate (Red Lips Beauty Coorp) – coiffures Marième Ngom. En partenariat avec Alias production, le YNHO (Youssou Ndour Head Office) et le Théâtre de la Ville-Paris

Du 20 au 23 septembre 2023, à 20h au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001 – métro : Châtelet.

Les États Généraux des Musiques du Monde

Organisés par Zone Franche, Réseau des musiques du monde auquel adhèrent environ deux cents groupes, les États Généraux se sont tenus les 19 et 20 septembre 2023, au Théâtre de l’Alliance Française, à Paris.

Franchement ! Parlons-en ! tel est le sous-titre de ces rencontres. Et, en ce moment il y a de quoi en parler, juste après l’injonction du ministère des Affaires Étrangères et Européennes concernant la suspension des visas pour trois pays de l’Afrique de l’Ouest, le Mali, le Niger et le Burkina-Faso. En jeu, la libre circulation des artistes, donc la suspension de projets en cours, une photographie des tensions géopolitiques actuelles sur lesquelles la ministre des Affaires Étrangères et Européennes a jeté de l’huile sur le feu.

L’objectif des États Généraux, dont la dernière édition remonte à 2013, est de tracer les lignes d’interventions et de solidarités entre les musiciens de différents pays et la diversité des projets, dans un but de fédérer les idées, énergies, réflexions et outils de travail, jusqu’en 2026. Dans le climat actuel autant dire qu’il y a du pain sur la planche.

La première table ronde parle justement de « La coopération culturelle (française, européenne, internationale) : entre appui et échanges réels avec les acteurs locaux, ou bien softpower et uniformisation culturelle, artistique et économique. » Le directeur du Festival Vivre Ensemble, de Tombouctou, au Mali, Salaha Maiga, n’ayant pu obtenir son visa pour rejoindre la France et les États Généraux, s’est enregistré en vidéo, nous avons pu le voir et l’entendre, autrement. Le constat qu’il fait est sévère, et ce constat sera le même au long des deux jours de ces rencontres. Il évoque un monde qui se ferme de plus en plus, entrainant l’isolement des artistes qui ne se situeraient pas dans l’exigence de l’ordre mondial. Il constate que si les talents sont partout, ces talents sont isolés. Dans un monde globalisé, la diversification des propositions s’inscrit forcément à l’échelle de la planète et devrait prendre en compte la diversité culturelle, pour que les coopérations agissent. Et s’il reconnaît qu’au fil des années écoulées il y a bien eu l’invention de leviers et d’outils de développement économique et artistique, il pose la question : comment parvenir à exercer librement son art à travers le monde entier, et par quels moyens ?

Cette première intervention résume les thèmes qui seront repris au cours de ces États Généraux. La première table ronde – modérée par Michaël Spanu, chercheur et consultant spécialisé dans les industries culturelles et créatives, a permis des interventions riches et diversifiées : Charles Houdart, de l’Agence Française de Développement a parlé de l’intégration récente à l’AFD du secteur Musiques au sein de la coopération culturelle, confortant le fait que la culture est un lien social et un facteur de cohésion. Gaëlle Massicot, responsable du Pôle Musique et Spectacle vivant à L’Institut Français a rappelé que la coopération et le dialogue des cultures constituaient l’ADN de l’Institut, et que sa mission était d’accompagner les acteurs culturels dans leurs projets internationaux. Agnès Saal, responsable de la mission Expertise Culturelle Internationale du ministère de la Culture a évoqué ce point de jonction entre la demande culturelle internationale et l’offre d’expertise, dans la définition avec le partenaire d’un projet qui lui appartient, face aux clés professionnelles qui peuvent lui être proposées. Alexandre Navarro, secrétaire général à la Commission nationale française pour l’Unesco a rappelé les deux points essentiels des objectifs Unesco, à savoir la Paix et l’Éducation, et le cahier des charges de la Commission Française : être l’interface pour la mise en œuvre des projets intervenant dans ce cadre. Il a rappelé la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles et convenu que la réponse culturelle, face aux conflits du Sahel, était bien insuffisante. Marc Ambrogiani, directeur artistique du Festival Nuits Métis a mentionné la quarantaine de projets internationaux portée par sa structure et la diversité des collaborations établies, en Algérie, Guinée Conakry, Mauritanie, Maroc et dans divers pays de la Région. Sébastien Lagrave, directeur de l’association Africolor a parlé du travail de maillage accompli depuis plus d’une trentaine d’années avec les structures culturelles et artistiques du Mali et cette guerre informationnelle qui détricote localement la patiente  coopération développée avec passion, de part et d’autre.

Une autre table ronde modérée par Christine Merkel, experte en relations internationales pour les arts et les médias, avait pour thème : « Dynamique de décolonisation et retours des oeuvres : quid du patrimoine culturel immatériel et de la musique ? » Elle a exprimé la nécessité de bâtir des ponts vers une relation plus équitable et de définir une nouvelle éthique relationnelle entre pays et continents. Différentes personnalités se sont exprimées sur le sujet : Elgas, journaliste, écrivain et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques a parlé de la précarité des artistes au Sénégal, pays sur lequel il a travaillé, convenant que sans le succès international il leur est impossible de vivre décemment, et citant en exergue nombre d’artistes et de groupes en difficulté. Alexandre Girard-Muscagorry, conservateur du patrimoine au musée de la Musique de la Cité de la musique à Paris, a rappelé que la collection non-européenne avait été développée en contexte colonial à compter de 1864, sans grand soin jusqu’à la création en 2008 de salles adaptées pour les présenter, et que l’instrument de musique était un bon butin de guerre. Amélie Salembier, manageuse d’artistes a parlé de l’expérience de plusieurs groupes d’artistes dont un groupe de musiciens kurdes venant de Syrie, et un groupe de musiciens touaregs partis du Mali et réfugiés en Algérie. Elle a évoqué les problèmes de fiscalité, l’absence d’organisme de type SACEM permettant la réversion de droits aux artistes et la possibilité de vivre de son travail.

Deux autres tables rondes étaient au programme, auxquelles nous n’avons pas assisté : « Quelle place pour les Musiques du Monde dans un monde multipolaire aux diverses tensions ? » et « Musiques et (im-)migrations : influences et confluences des migrations sur les syncrétismes musicaux, sociaux et culturels. » Enfin, compte tenu des directives touchant aux visas, émanant du ministère des Affaires Etrangères et Européennes, le désarroi s’était  invité et une conférence de presse s’est tenue en présence de Cécile Héraudeau présidente de Zone Franche et de Sébastien Laussel, directeur. Ils ont rappelé les conséquences de cette décision pour le milieu artistique, a fortiori musical et de la nécessité de maintenir les liens, envers et contre tout.

En guise de réponse à la Ministre, Zone Franche a élaboré un communiqué de presse qui a recueilli de nombreuses signatures dont les premiers mots sont : « Zone Franche et les 35 signataires du présent communiqué de presse demandent l’ouverture d’un espace de dialogue et de travail interministériel (ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, ministère de la Culture et ministère de l’Intérieur et des outre-mer) avec les représentants du secteur culturel pour penser les solutions, car elles existent, afin d’assurer la libre circulation des artistes et acteurs culturels maliens, nigériens et burkinabés… »  Restons aux aguets il y va de la liberté de création, le monde artistique est solidaire.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2023

Zone Franche, le Réseau des Musiques du Monde, 43 Boulevard de Clichy, 75009 Paris – tél. : +33 (0)9 70 93 02 50 – email : coordination@zonefranche.com – site : www.zonefranche.com et www.auxsons.com

Les Voix du Canto, à Mont-Saint-Père

Concert – extraits du Canto General, oratorio pour chœur, solistes, piano et bouzouki. Poèmes Pablo Neruda. Musique Mikis Theodorakis. Direction Jean Golgevit, avec le chœur Les Voix du Canto. À l’église Saint-Pierre de Mont-Saint-Père, le 17 septembre 2023.

Jean Golgevit à Mont-Saint-Père © BR

Dans le département de l’Aisne, en région Hauts-de-France, se trouve la petite commune rurale de Mont-Saint-Père. C’est là que fut caché pendant la guerre, de 1943 à 1945, un jeune garçon juif alors âgé de six ans, Jean Golgevit. Ses parents, Chaïm, artisan-brodeur et Eva qui secondait son mari à l’atelier, étaient arrivés de Pologne en France en 1936. Son père, engagé en septembre 1939 dans la Légion étrangère du 22e régiment de marche de volontaires étrangers, fut fait prisonnier de guerre en 1940 et conduit en Allemagne ; sa mère, qui avait acquis le goût du chant et de la littérature yiddish dans la ville de Lodz où elle était née, entra dans la résistance, fut arrêtée en juillet 1943 et déportée à Auschwitz. Elle avait confié son fils à des auxiliaires bénévoles qui l’ont conduit dans une famille, à Mont-Saint-Père, village pourtant quadrillé par les soldats allemands et SS. Jean passa deux ans chez Claire et Marcel Levavasseur et leur fille Liliane, qui ont pris tous les risques pour le cacher et le protéger, y compris d’une potentielle dénonciation. Jean a malgré tout fréquenté l’école et comme il le dit si bien dans ses souvenirs, « J’étais caché, tout le temps caché… J’allais de l’école à la maison, de la maison à l’école ».

Jean Golgevit et Jean-Noël Boussemart © BR

Par les démarches de Jean, qui retrouve Liliane la fille du couple en 1994, la famille Levavasseur a été élevée au rang des Justes parmi les Nations. En 2013, Jean-Noël Boussemart, le petit-fils de Claire et Marcel Levavasseur, a reçu pour eux, décédés entre temps, la médaille – en la présence d’Eva Golgevit qui a survécu au camp de concentration – médaille sur laquelle il est inscrit : « quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier. »  Leur nom est gravé dans le mur des Justes – ces non-juifs qui ont aidé des juifs persécutés par l’occupant nazi. Une leçon d’humanité.

Dans le droit fil de cette histoire exemplaire, Jean Golgevit devenu un musicien passionné, violoniste d’abord, formateur en direction chorale et grand pédagogue, compositeur et chef de chœur, a proposé d’offrir un concert à Mont-Saint-Père. Précédé d’une cérémonie à la Mairie-École, son école où une plaque avait été apposée sur le mur du bâtiment, il est venu avec famille et amis et avec Les Voix du Canto, chœur arrivé de Montpellier où il vit et travaille, auquel s’étaient joints quelques choristes de Bretagne. Gilles Cordival, Maire de Mont-Saint-Père, a réservé à tous un accueil des plus chaleureux et assuré la prise en charge de l’organisation de la journée. Michèle Fuselier, conseillère départementale a pris la parole et remis la médaille du Département à Jean.

Jean Golgevit entouré de sa famille © BR

Aux discours du matin, puissants, dans le rappel à l’Histoire, dans l’émotion de Jean Golgevit lui-même et l’émotion de tous, dans l’invitation faite aux enfants à venir nous rejoindre – ceux qui sont aujourd’hui écoliers dans cette même école – a suivi le concert de l’après-midi dans l’église du village, perchée en haut de la colline et comme veillant sur Mont-Saint-Père. Jean y donnait un de ses derniers concerts à travers El Canto General, sublime composition de Mikis Theodorakis sur les poèmes de Pablo Neruda, œuvre lyrique dont il a creusé le sillon depuis des dizaines d’années avec deux formations qui travaillaient parfois ensemble, Les Voix du Canto, d’Occitanie et le Chœur du Canto, de Bretagne. Un an plus tôt, en grande formation, Jean Golgevit dirigeait l’œuvre sur la Grande Scène de la Fête de L’Huma (voir notre article du 22 septembre 2022) et le moment fut magique. Mais dans cette petite église de campagne de Mont-Saint-Père, la même magie était au rendez-vous, dans la force et l’esprit de Mikis Theodorakis, exilé lui aussi pour fuir l’oppression de la Grèce des colonels.

Gabriela Barrenechea, soliste, et Les Voix du Canto © BR

El Canto General, ce sont quinze sections et plus de quinze mille vers écrits par le Prix Nobel de Littérature – que Neruda avait obtenu en 1971- et qui expriment de manière directe ou métaphorique l’oppression, la révolte, les espoirs et les utopies et appellent à la prise de conscience collective. Il avait écrit ces vers dans le contexte de l’Unité Populaire au Chili, mouvement condamné au silence après l’assassinat du Président Allende, en 1973, suivi quelques mois plus tard de la mort de Neruda, restée bien mystérieuse. Theodorakis – qui disait du Canto General, c’est « le chant de la naissance, de la floraison, du combat, et du sacrifice de tous les peuples d’Amérique Latine » – écrira en la mémoire du poète un Requiem pour Neruda.

Gilles Cordival, Maire de Mont-Saint Père © BR

Serrés dans le chœur de l’église, la trentaine de choristes et les solistes ont donné plusieurs sections de cet Oratorio pour mezzo-soprano, baryton, chœur et orchestre, dont : Vegetaciones, La United Fruit Company, Algunas Bestias, Sandino, Vienen los pajaros, Voy a vivir et America insurrecta. L’éblouissante mezzo soprano, Gabriela Barrenechea, elle-même originaire du Chili ; le baryton et récitant passionné, Jean-Luc Kerouanton ; le pianiste, Pascal Keller ; le joueur de bouzouki, Dimitris Mastrogioglou ; Louis Fourestier, choriste, aujourd’hui soliste interprétant Sandino, général des hommes libres du Nicaragua, tous fidèles parmi les fidèles, ont donné le meilleur d’eux-mêmes dans le travail mené par Jean Golgevit à la recherche de la perfection. Belle rencontre entre l’univers de ces trois artistes : Neruda, Theodorakis et Golgevit, bel investissement des instrumentistes et choristes, professionnels et amateurs qui se sont engagés dans un projet artistique hors du commun, bel engagement des associations et institutions qui les ont soutenus, aujourd’hui, Gilles Cordival, le Maire de Mont-Saint-Père.

Jean-Luc Kerouanton, baryton et récitant © BR

Une plaque commémorative dans la cour de la Mairie-École honore désormais les familles ayant hébergé des enfants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, Claire et Marcel Levavasseur y sont à l’honneur. C’est dans leur village et pour eux que le Canto General a résonné ce dimanche 17 septembre 2023, sous les gestes du petit Jean, Jean Golgevit, devenu un grand musicien et chef de chœur insufflant pulsations et respirations à une œuvre tout aussi intense, interprétée avec conviction et profondeur par Les Voix du Canto. Les mots de Neruda pour conclure, « Je suis venu ici pour chanter et pour que tu chantes avec moi » et ceux d’Eva Golgevit, pour remercier : « J’ai vu voler une hirondelle j’ai cru qu’elle volerait toujours. J’ai vu une rose s’épanouir j’ai cru qu’elle fleurirait sans fin. J’ai vu pousser un arbre aux champs j’ai cru qu’il y serait éternel. J’ai caressé un rêve jadis j’ai cru qu’il ne s’évanouirait jamais… »

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2023

Le Canto General, fut chanté à l’église Saint-Pierre de Mont-Saint-Père (02), le 17 septembre 2023 sous la direction de Jean Golgevit, avec le chœur Les Voix du Canto de Montpellier.

One Song. Histoire(s) du Théâtre IV

© Michiel Devijver

Texte, conception et mise en scène Miet Warlop – musique Maarten Van Cauwenberghe et l’ensemble du groupe – au Théâtre du Rond-Point, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Le spectateur est convié par la plasticienne et chorégraphe flamande Miet Warlop à une sorte de performance-concert, un rituel punk où les figures se répètent, s’accélèrent et se déstructurent. Des musiciens sont répartis sur la scène dans des pauses improbables et accomplissent des gestes insolites aussi sportifs que musicaux : la violoniste perchée sur une poutre et qui s’y déplace, avant-arrière ; le violoncelliste plaqué au sol son instrument replié devant lui ;  le chanteur s’essoufflant sur tapis de course ; le percussionniste écartelé entre ses instruments – charley, caisse claire, grosse caisse et leurs pédales, disséminés dans l’espace ; un clavier peu tempéré et bien perché, accessible par  trampoline et espaliers. Nous sommes dans un gymnase musical où des supporters, assis sur un gradin nous faisant face, encouragent les sportifs-musiciens de leur gestuelle en boucle, et se déchainent pour que le meilleur, gagne. Une journaliste à trois jambes, habillée de rouge, casque sur les oreilles et discours inaudible, commente l’événement, intervenant dans le mégaphone. Un personnage de blanc vêtu, sorte d’homme-libellule ou de pom pom girl s’inscrit en contre-temps et dé-synchronisation. Un drapeau flotte sur la marmite, des sirènes font un rappel à l’ordre.

© Michiel Devijver

Le but de chacun de ces étranges musiciens-sportifs bien déjantés est de restituer une chanson, chacun à sa façon. Une idée fixe et un challenge porté par des mouvements gymniques jusqu’à épuisement : combat avec soi, avec les autres, avec le diable ou les trois réunis, vu l’acharnement déployé et les énergies qui passent de l’un à l’autre. Des bouchons d’oreilles sont proposés aux spectateurs, à l’entrée. On est dans la répétition, la réitération, la ré-appartition, la récurrence et la réminiscence avec alternance d’instruments.

Plus tard il pleut sur les percussions, on apporte des seaux, des serpillères, le métronome suspend son tempo en brouillant les rythmes. L’homme-libellule se balance et, se métamorphose en derviche, caché sous une épaisse perruque avant de construire un discours-onomatopée, à partir de mots gravés sur des plaques de plâtre : Hey ! OK ! You ! Why ? Never, avant de les casser. La violoniste perd son violon et tombe, le percussionniste ses mailloches et chacun joue jusqu’à l’épuisement avant de disparaître et que les supporters ne s’écroulent au sol. Ne reste qu’un nuage de magnésie qui vole au-dessus de la mêlée. One Song pourrait faire penser au film de Sydney Pollack, On achève bien les chevaux dans lequel des individus, hommes et femmes, se lancent dans un marathon de la danse, jusqu’à la transe, repoussant leurs limites à l’extrême, pour quelques dollars. Ici, pas de primes, mais des sensations fortes pour voir jusqu’où nous entraine la conceptrice-réalisatrice du spectacle, qui avait été présenté en 2022 au Festival d’Avignon.

© Michiel Devijver

C’est la version numéro quatre d’Histoire(s) du Théâtre inventée par Milo Rau, à laquelle Faustin Linyekula et Angelica Liddell, avaient emboité le pas. Miet Warlop construit à son tour la sienne, sculptant l’énergie et le son dans une performance qui repose sur le collectif. Elle regarde le chemin parcouru, artistiquement et remonte jusqu’à la case départ d’un spectacle-requiem créé à la mort de son frère, il y a vingt ans, Sportband /Afgetrainde Klanken, qui reste à la source de One Song. Sport et musique y étaient déjà au centre. De cette nouvelle création elle dit : « C’est une pièce métaphorique sur toutes les choses que je veux célébrer : célébrer la vie, célébrer la pratique artistique, célébrer les rencontres, célébrer le collectif. »  Miet Warlop mène une recherche multiforme qui travaille sur l’hybridation entre le vivant et des objets inanimés, fait des cycles de performances d’arts visuels et réalise des installations en direct. De son travail elle dit : « On pourrait considérer que j’ai deux façons différentes de travailler mon expression : l’une guidée en premier lieu par l’énergie et l’autre par le matériau. »

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2023

Avec : Simon Beeckaert, Stanislas Bruynseels, Rint Dens (†), Judith Engelen, Elisabeth Klinck, Marius Lefever, Willem Lenaerts, Luka Mariën, Milan Schudel, Melvin Slabbinck, Joppe Tanghe, Karin Tanghe, Wietse Tanghe, Flora Van Canneyt – musique, Maarten Van Cauwenberghe – costumes, Carol Piron et Filles à Papa – dramaturgie, Giacomo Bisordi, Kaatje De Geest – production NTGent, Miet Warlop / Irene Wool vzw – coréalisation Théâtre du Rond-Point et Festival d’Automne à Paris.

Du 12 septembre au 1er octobre 2023, du mardi au vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 17h – Théâtre du Rond-Point, 2Bis Av. Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris – métro : Franklin-Roosevelt – site : theatredurondpoint.fr – En tournée : Le 7 novembre 2023 Euro-Scene (Leipzig, DE) – Les 10 et 11 novembre 2023 Tanzquartier Wien (Vienne, AT) – Le 17 et 18 novembre 2023 Festival Otono Madrid (Madrid, ES) – Points Communs /Théâtre des Louvrais, les 25 et 26 janvier 2024.

Hasna El Becharia, pionnière des femmes Gnawas

© Jean-Luc Jennepin

Concert dans le cadre du Festival Arabesques, le 10 septembre 2023 – Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O de Montpellier.

Quand Hasna El Becharia s’avance, pantalon de satin rouge et robe caftan verte, la salle fait silence. On l’aide à s’installer confortablement et l’on comprend très vite que talent et tempérament sont au rendez-vous.

Hasna El Becharia est née d’une mère algérienne de Béchar, située à 80 kilomètres de la frontière marocaine et d’un père originaire d’Erfoud, au sud-est du Maroc et Maître du diwan – ce genre musical d’origine iranienne et repris dans le monde arabe, pratiqué par des populations d’origine subsaharienne. Elle est une des premières à chanter la musique Gnawa au féminin (comme Asmâa Hamzaoui, pionnière en tant que femme Maâlem) et mène sa carrière artistique avec engagement et clairvoyance. A partir de 1972 elle crée un groupe musical avec trois amies musiciennes. Ensemble, elles jouent et chantent dans les mariages, mêlant le sacré et le profane. En 1976 elles remportent un grand succès dans un concert organisé à Béchar par l’Union nationale des femmes algériennes, puis en 1999 vient chanter à Paris, invitée par le Cabaret Sauvage dans le cadre du festival Femmes d’Algérie. Elle tourne ensuite sur les scènes de nombreux pays dont l’Algérie, le Maroc, l’Égypte, le Portugal et la France.

© Jean-Luc Jennepin

En 2015, elle revisite avec une dizaine d’autres musiciennes de différentes générations regroupées autour de Souad Asla, l’héritage musical de la Saoura, partie occidentale du Sahara algérien, dans ses différentes formes – Ferda, Djebaraiate, Hadraa et Gnawa, dans le spectacle Lemma qu’elles présentent au Festival Culturel International de la Musique Diwane, à Alger. La voix de Hasna El Becharia est belle et grave. On la surnomme la rockeuse du désert. Sur la scène du Théâtre Jean-Claude Carrière, au Domaine d’O, elle est balayée de lumières et superbement entourée de Sabrina Chedad au chant, bendir et kerkabou, Khedja Touati au kerkabou, Noureddine Rahou, à la batterie et au chant, Fatima Abbi, au chant et kerkabou, Kamel Belghanami à la basse. Elle prend d’abord sa guitare (électrique) dont elle s’accompagne un long moment, plus tard son guembri, puis son harmonica et ne quittera pas la scène de sitôt, prolongeant le concert, au plaisir des spectateurs.

© Jean-Luc Jennepin

Hasna El Becharia a puisé dans l’héritage familial son sens du chant et du rythme, les variations rythmiques qu’elle élabore sont riches et elle sédimente plus d’une trentaine d’années d’expérience, s’exprimant dans une grande liberté. Elle a conquis le Sud-Ouest de l’Algérie et Béchar sa ville d’origine, berceau du blues du désert. Aux sonorités Gnawas et au chant soufi traditionnellement masculin, elle marie le folk rock armée de son guembri et de sa guitare électrique et participe de la préservation du patrimoine poétique et musical de la région de la Saoura. C’est un plaisir de la voir et de l’entendre, le public suit et parfois danse.

© Jean-Luc Jennepin

Le Festival Arabesques, qui a concocté une programmation sensible et variée en sa cuvée 2023, s’est poursuivi jusqu’au 17 septembre et a réservé de nombreuses surprises. Sa mise en oeuvre est réalisée par l’équipe Uni’Sons sous la direction artistique de Habib Dechraoui qui a monté la manifestation il y a dix-huit ans, à la force du poignet, avec pour objectif de faire venir les habitants les plus éloignés de la culture et ne s’autorisant pas à passer les barrières des institutions de diffusion. Il a trouvé l’exact créneau permettant un rassemblement vraiment populaire, au sens le plus noble du terme, où l’on peut venir en famille écouter musiques et chants d’Afrique et du Nord et du Moyen Orient, siroter un thé à la menthe en dégustant quelques pâtisseries orientales, chiner au souk et à la librairie – tenue par Le Grain des Mots, se recouvrir de henné ou acheter de l’artisanat palestinien. Le pari était au départ risqué, c’est un pari réussi et qui chaque année se ré-invente, que les pouvoirs publics, locaux, municipaux, régionaux et nationaux soutiennent. Pour que vivent les cultures !

Brigitte Rémer, le 18 septembre 2023

Avec : Hasna El Becharia, guembri, guitare, harmonica – Sabrina Chedad, chant, bendir, kerkabou – Khedja Touati, kerkabou – Noureddine Rahou, batterie, chant – Fatima Abbi, chant, kerkabou – Kamel Belghanami, basse.

Dimanche 10 septembre, 16h00, Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O, entrée Nord, 178 rue de la Carrierasse, Montpellier – tramway T 1, arrêt Malbosc, bus n° 24 – T 2 Station Mas Drevon – Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023 au Domaine d’O de Montpellier – Site : www.festivalarabesques.fr

Carte blanche au Festival Gnaoua et Musiques du Monde

© Jean-Luc Jennepin

Concert en dialogue avec le Festival d’Essaouira, avec : Maâlem Hamid El Kasri, guembri Karim Ziad, batterie – Torsten de Winkel, guitare – Mustapha Antari, percussions – Mehdi Chaïb, saxophone – dans le cadre du Festival Arabesques, Domaine d’O, à Montpellier, le 9 septembre 2023.

Ce soir-là le domaine d’O est en chagrin, endeuillé par le séisme qui a ravagé la région du Haut-Atlas, au Maroc, la veille au soir. Arabesques, dédié aux musiques du Maghreb et du Moyen-Orient, festival inscrit dans le tissu local et qui fait partie du vivre ensemble à Montpellier, avait mis le Maroc à l’honneur, en cette dix-huitième édition. Son fondateur et directeur de programmation, Habib Dechraoui et la présidente d’Uni’Sons, Fadelha Benammar Koly introduisent le concert, les musiciens ont été consultés pour savoir s’ils pourraient honorer la soirée. Si les festivités telles que déambulations et soirée DJ ont été annulées, tous ont choisi de se retrouver, et de  jouer.

© Jean-Luc Jennepin

Carte blanche au Festival Gnaoua et musiques du monde d’Essaouira donc, complémentairement à d’autres soirées de musique Gnaoua programmées dont nous avons rendu compte dans Ubiquité-Cultures (concert de Majid Bekkas et à venir, celui d’Hasna el Becharia). Les Gnaouas sont descendants d’anciens esclaves noirs issus des populations d’Afrique subsaharienne, métissés à la population locale. Ils sont arrivés essentiellement du Soudan au Maroc musulman, ont subi une conversion forcée et ont opéré une forme de syncrétisme à mi-chemin entre islam et animisme, formant une religion nouvelle organisée en confrérie. Chaque confrérie a un Maître/le Maâlem, un code vestimentaire, un rite spécifique qu’il met en action au cours de guérison et d’exorcisme allant jusqu’à la transe. Gardienne d’un savoir mystique ancestral, la musique gnaoua est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2019.

La soirée a mis à l’honneur le festival d’Essaouira fondé par Neila Tazi et qu’elle dirige depuis 1998. C’est « un festival populaire, gratuit et ouvert » qui met à l’honneur « altérité, diversité, créativité, ce vivre ensemble dans un monde de repli identitaire » dit-elle. Le Festival propose une plateforme pour que les musiciens gnaouas se produisent dans un contexte profane et touchent un public plus large. Cette soirée du 9 septembre fut précédée à la Kasbah d’O, espace média du Domaine d’O pour Arabesques, d’une table ronde sur le thème : Des  Maâlems d’hier à aujourd’hui – les racines vivantes de la musique Gnawa, réunissant plusieurs grands Maîtres et montrant son passage d’une dimension sacrée à une incarnation sur scène.

© Jean-Luc Jennepin

Pour Arabesques, le Maâlem Hamid El Kasri est au guembri et au chant et dès ses premières notes accompagnant une voix de velours et une présence forte, le public est conquis. A certains moments, il l’apostrophe et celui-ci répond. Le grand Maître est entouré de quatre musiciens, tous plus brillants les uns que les autres, dont Karim Ziad, directeur artistique du Festival Essaouira, à la batterie ; Torsten de Winkel, compositeur, à la guitare ; Mustapha Antari aux percussions ; Mehdi Chaïb au saxophone et à la flûte. Ils présentent leur dernière création, issue de la résidence qu’ils ont effectuée lors de l’édition 2023 du Festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira. On se situe entre soufisme, fusion et qualité rythmique groove. Chaque solo, au cours de la soirée porte un univers qui fait voyager le spectateur. Le chant choral et psalmodié, dialogue. Quatre musiciens vêtus de caftans jaunes formant un chœur, jouent des qraqebs, sorte de crotales utilisées par paires au gré de mouvements d’ouverture et de fermeture, ils rythment la musique, de manière plus ou moins lente, et chaloupent. Les figures musicales se répètent à l’infini dans leurs subtiles variations, développant un phrasé à la fois hypnotique et entrainant.

© Jean-Luc Jennepin

Interviewée par la journaliste Yassine Elalami (cf. L’Opinion, mardi 27 juin 2023), à la question : « Quelles sont vos principales sources d’inspiration pour créer ces rythmes ? » le Maâlem Hamid El Kasri répond : « Tout d’abord, je puise ma créativité dans les profondeurs de la tradition gnaouie. Ensuite, je m’ouvre aux influences et aux rencontres. Les voyages, les échanges avec d’autres artistes, qu’ils soient gnaouis ou issus d’autres horizons musicaux, me permettent d’explorer de nouvelles sonorités, de fusionner les genres et de repousser les frontières. Enfin, la vie elle-même est une source infinie d’inspiration. Les émotions, les expériences, les moments de joie ou de tristesse, tout cela se reflète dans mes compositions. »

Cette carte blanche au Festival Gnaoua et Musiques du Monde dialoguant avec le Festival Arabesques offre une soirée puissante jusqu’aux profondeurs de la musique soufie, par le charisme du Maâlem Hamid El Kasri et par la précision et le doigté des musiciens, malgré une actualité lourde. De chaleureux remerciements !

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2023

Samedi 9 septembre, 21h30, Grand Amphithéâtre du Domaine d’O, entrée Nord, 178 rue de la Carrierasse, Montpellier – tramway T 1, arrêt Malbosc, bus n° 24 – T 2 Station Mas Drevon – Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023, à Montpellier – Site : www.festivalarabesques.fr

Natacha Atlas et Majid Bekkas

Natacha Atlas  © Jean-Luc Jennepin

Double plateau, dans le cadre du Festival Arabesques – Amphithéâtre d’O, Domaine d’O de Montpellier.

L’Amphithéâtre d’O est habillé de rose tyrien et bleu, couleurs soirée de fête. De grandes lanternes délimitent l’espace scénique. En contrebas, un dancefloor où le public peut descendre s’immerger dans les rythmes. La soirée est détendue, accueillante, le séisme n’a pas encore frappé le Maroc.

C’est un double plateau qui est proposé ce soir-là, deux parties se succèdent, l’une après l’autre. Au cours de la première, Majid Bekkas, musicien marocain et éminent représentant de la musique Gnawa, multi-instrumentiste, remplit ce bel espace, entouré de trois musiciens : Michael Homek au clavier, Manu Hermia au saxophone et au bansurî – une grande flûte traversière indienne classique, faite de bambou – Karim Ziad à la batterie qu’on retrouvera deux jours plus tard au cours de la soirée Gnawa/Festival d’Essaouira.

Majid Bekkas et Michael Hornek  © Jean-Luc Jennepin

Majid Bekkas est au chant et au guembri, un luth à trois cordes et à la caisse de résonance recouverte d’une peau, instrument emblématique des Gnawas, il joue aussi de la kalimba, petit instrument à percussions appelé sanza dans certains pays comme le Cameroun et le Congo, le public accompagne les rythmes, en tapant dans les mains, les phrases se répètent. Originaire de Zagora, au Sahara marocain, Majid Bekkas vit à Salé situé en face de Rabat. Il joue d’abord du bandjo et travaille sur des répertoires proches du chaâbi marocain, cet ensemble de genres musicaux populaires en vigueur depuis les années 1980 au Maroc, qu’on trouve dans les plaines atlantiques et le Moyen-Atlas. Puis il se familiarise avec les musiques du désert et les rythmes des danses issues des cultures arabo-berbères, de celles du désert et celles d’Afrique subsaharienne. Il se forme à la culture des confréries gnawas avec un maître musicien. Il apprend aussi la guitare et se passionne pour le blues de John Lee Hooker, BB King, Ray Charles, pour l’Afrique de Fela Kuti et Farka Touré, et travaille blues et musique soul. Il rencontre les grands musiciens de jazz au milieu des années 80 et joue sur les scènes internationales avec, entre autres, Louis Sclavis, Archie Shepp, Pharaoh Sanders, Randy Weston. Majid Bekkas mêle les influences blues, jazz et soul, aux sonorités de la musique Gnawa, ce qui marque sa musique de touches très personnelles. Il est à lui seul une sorte d’underground marocain.

Majid Bekkas et ses musiciens © Jean-Luc Jennepin

« Ma vie c’est la musique gnawa dans toute sa diversité, malaxée à sa large dimension africaine. »  Sa voix charismatique fait chalouper un public qui lui est fidèle, qui colle à la scène et danse. Le chanteur-musicien a de nombreux albums à son actif, il a reçu en 2016 le prix de l’Académie Charles Cros pour son album Al-Qantara. Sa présence est chaleureuse, la soirée est douce et rythmée.

La seconde partie du concert se passe en compagnie de Natacha Atlas, une voix reconnue dans le monde entier, mêlant les traditions vocales occidentales et moyen-orientales. Elle est accompagnée d’une pianiste éblouissante, Alcyona Mick, de Asaf Sirkis à la batterie, Andy à la basse, Hamill et Viola Bishai au violon et Hayden Powell à la trompette. Même lieu même dancefloor que précédemment, où se réunissent les plus inconditionnels des spectateurs.

Natacha Atlas et ses musiciens © Jean-Luc Jennepin

Chanteuse belge d’origine égyptienne par son père, juif égyptien aux ascendances palestiniennes, anglaise par sa mère, Natacha Atlas est née et a grandi d’abord à Bruxelles dans les quartiers de Schaerbeek et Molenbeek imprégnés de culture maghrébine, puis en Grande-Bretagne où elle est partie vivre avec sa mère à l’âge de huit ans. Elle chante essentiellement en langue anglaise et arabe, très à la marge, en français. Par l’éclectisme de son style, on la classe comme Interprète de musiques du monde. Elle commence sa carrière au sein du groupe anglais Transglobal Underground, créé à Londres en 1991. A la recherche d’une nouvelle image emblématique, la diaspora maghrébine la soutient. Elle sort en 1996 son premier album solo, Diaspora, une « invocation à mes racines » dit-elle, reçoit une Victoire de la Musique en France, en 1999, pour son interprétation et pour l’orchestration orientalisée de la chanson Mon amie la rose. Elle participe avec Samy Bishai à la musique du ballet Les Nuits, inspiré des Contes des Mille et une Nuits, chorégraphié par Angelin Preljocaj et présenté à Aix-en-Provence pour la manifestation Marseille-Provence 2013 – Capitale européenne de la Culture. Ibrahim Maalouf compose pour elle un album, Myriad Road, sorti en novembre 2015, aux tonalités jazz principalement et chanté en anglais.

Natacha Atlas défend l’altérité et la diversité, le rapprochement entre Orient et Occident. Longtemps, elle a eu du mal à se situer au regard de sa double culture. En 2001, on la nomme ambassadrice de bonne volonté de la Conférence des Nations Unies contre le racisme. Elle a enregistré une vingtaine d’albums, son chant est profond et sa voix chaude. Elle croise les traditions du jazz, sa voix en joue avec dextérité. Le concert qu’elle donne nous place au cœur d’une mélopée orientale tricotée à petits points avec l’intime, les inspirations magiques, le patrimoine, les variations de rythme, les airs latinos, les ballades. Elle travaille le métissage musical, portée par ses musiciens et leurs instruments et sait leur offrir des espaces où ils développent des thèmes en solo, dans l’expression de leur plaisir de jouer, et de notre plaisir.

Natacha Atlas et Alcyona Mick © Jean-Luc Jennepin

Le piano est particulièrement présent et dialogue avec la chanteuse, tous portent sa voix, son souffle et son répertoire d’un jazz oriental si particulier. Derrière sa présence, un peu lointaine et mystérieuse, par sa voix qui murmure, soliloque, dialogue, ou devient plus stridente, Natacha Atlas donne au public qui l’accompagne et la soutient la possibilité de se rencontrer sur le dancefloor. Belles rencontres. Belle soirée, en ses deux parties !

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2023

Majid Bekkas © Jean-Luc Jennepin

En première partie : Majid Bekkas, guembri, kalimba, chant – Michael Hornek, clavier – Manu Hermia, saxophone, bansurî – Karim Ziad, batterie ; en seconde partie : Natacha Atlas, chant – Alcyona Mick, piano – Asaf Sirkis, batterie – Andy, basse – Hamill et Viola Samy Bishai, violon – Hayden Powell, trompette.

Vendredi 8 septembre, 21h, au Domaine d’O, entrée Nord, 178 rue de la Carrierasse, Montpellier – tramway T 1, arrêt Malbosc, bus n° 24 – T 2 Station Mas Drevon. Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023, à Montpellier – Site : www.festivalarabesques.fr

Le Cri du Caire 

© Jean-Luc Jennepin

Concert – avec Abdullah Miniawy, chant,  textes, composition – Peter Corser, saxophone, composition – Karsten Hochapfel, violoncelle – Médéric Collignon, trompette. Le 6 septembre, dans le cadre du Festival Arabesques, à l’Opéra Comédie de Montpellier.

Le Festival Arabesques, lieu de rencontres entre la ville de Montpellier et les cultures du Maghreb, a lancé le 5 septembre sa dix-huitième édition. Si le cœur stratégique de la manifestation se trouve dans la belle pinède du Domaine d’O et son infrastructure plurielle, Arabesques investit également plusieurs lieux dans la ville, dont l’Opéra Comédie et la Halle Tropisme.

© Jean-Luc Jennepin

C’est à l’Opéra Comédie que Le Cri du Caire a résonné avec Abdullah Miniawy, poète, slameur, chanteur soufi et écrivain, entouré de trois grands musiciens. Originaire de la ville-oasis d’el-Fayoum au sud du Caire il a grandi en Arabie Saoudite et suivi l’école à la maison. De retour en Égypte, il est repéré par l’association La Voix est Libre alors qu’il chante dans un petit studio où se réunit la jeunesse près de la Place Tahrir, deux ans après la révolte égyptienne de 2011. Les islamistes sont au pouvoir, le second couvre-feu vient d’être levé, la ville reste en ébullition et en suspens. Blaise Merlin, directeur de La Voix est libre l’entend, accompagné du joueur de oud et compositeur Mehdi Haddab, dans ce studio musical 100copies ouvert par Mahmoud Refaat, compositeur de musique électronique et producteur égyptien. C’est dans ce contexte et comme l’un des porte-voix de la révolution égyptienne, qu’il est remarqué. Dans l’étape suivante, décisive, le directeur de La Voix est libre organise la rencontre entre Abdullah Miniawy et Peter Corser. L’écriture poétique slamée et le chant soufi du premier s’enroulent dans le souffle circulaire et continu du second, les textures du chant pénètrent celles du saxophone. Blaise Merlin cherche à créer une formation et propose d’associer un instrument à cordes, la viole de gambe dans un premier temps, puis le violoncelle de Karsten Hochapfel, autre rencontre fondamentale pour le chanteur. Enfin, ils invitent le trompettiste Eric Truffaz – qu’Abdullah Miniawy admire depuis toujours – à les rejoindre.

Ainsi est né le quartet Le Cri du Caire, de ces fragilités dans le croisement des instruments. L’installation à Paris d’Abdullah Miniawy fut l’étape suivante, après trois ans de batailles administratives pour sortir du pays compte tenu de la censure opérant de plus en plus dans les milieux artistiques égyptiens. Rencontres et enregistrements se succèdent, en Allemagne, Espagne, Italie, Tunisie, et Abdullah Miniawy, enregistre avec Peter Corser un titre, Purple Feathers, diffusé sur la plateforme SoundCloud. Il chante dans différents lieux dont au Cirque Électrique, à Paris, en 2017 accompagné de Peter Corser et Karsten Hochapfel et se produit tantôt en trio, tantôt en quartet. Nous avions rendu compte dans Ubiquité-Cultures de deux de ses concerts, en 2018 – le 10 juin, au Théâtre de la Cité Internationale Universitaire de Paris et le 8 octobre, au Théâtre 71 de Malakoff, avec la participation de Yom à la clarinette. Le Cri du Caire dénonce l’oppression et ce cri frappe, partout où il passe. En France, Abdullah Miniawy est programmé dans de nombreux lieux culturels, théâtres et salles de concert, de la Maison de la Poésie au Festival d’Avignon. Et si on lui demande où il puise cette énergie vitale et va chercher sa voix, Abdullah Miniawy dit simplement : « J’écoute ma voix, ma voix intérieure… » (Source : Radio France, émission Ocora Couleurs du monde, le 9 avril 2022).

© Jean-Luc Jennepin

C’est aujourd’hui dans le petit écrin de l’Opéra Comédie de Montpellier, que Le Cri du Caire retentit. Son acoustique protège et concentre la voix et le son, les instruments sonnent merveilleusement. Abdullah Miniawy est entouré de ses deux complices, Peter Corser au saxophone et Karsten Hochapfel au violoncelle. Médéric Collignon est trompettiste invité, il agit aussi comme bruiteur jusqu’à devenir agitateur et provocateur, bousculant l’esprit des lieux. Abdullah Miniawy lance son récitatif et fait fusionner les styles tels que le jazz et l’électro, le rock et la poésie soufi. Sa voix est hypnotique et dotée d’une grande amplitude. Tous les modes et toutes les gammes de la musique orientale, les structures mélodiques, octaves et fractions d’octave, demi-bémol et demi-dièse s’y mêlent et prolongent le spoken word/le mot parlé qu’il lance, allant de la psalmodie au récit, de la plainte à la supplique ou à la prière, « une prière humaine et non pas religieuse » précise-t-il.

© Jean-Luc Jennepin

Abdullah Miniawy est accroché à son micro et puise au plus profond de lui-même pour lancer les mots au plus haut, dans sa langue originale. Il sait aussi s’effacer, sortant de la lumière, pour faire place aux solos des musiciens. Ces instants suspendus sont extraordinairement habités et les instruments racontent. Il y a le souffle et l’écoute de l’un envers les autres, la scansion et le rythme. Il y a aussi les duos chant/saxophone, chant/violoncelle aux musiques lancinantes et aux récurrences. Il y a quatre partitions bien distinctes en même temps qu’un jeu collectif. La voix d’Abdullah Miniawy dégage à la fois puissance et douceur infinie. A certains moments il lance les cris de la rue et ceux de la contestation, à d’autres moments lyrisme et poésie l’emportent. Sur le cyclorama en fond de scène, un visuel fait penser à un aigle noir puis se transforme en gouttes d’or.

© Jean-Luc Jennepin

Après cinq ans de tournée en France et à l’étranger et plus de soixante-cinq concerts, le trio, avec Erik Truffaz comme invité, a sorti en 2021 un album enregistré à l’Abbaye de Noirlac, en partenariat avec La Voix est libre/L’Onde et Cybèle, sous ce même nom, Le Cri du Caire, porté haut, tel un manifeste. « Dites-leur que lorsque le monde recule nous sommes sur la ligne de front ! » écrit-il dans un poème dédié à Giulio Regeni, étudiant italien disparu le 25 janvier 2016 au Caire, dont le corps avait été retrouvé mutilé dans une rue de la capitale égyptienne, après une manifestation pacifique violemment réprimée par l’armée ; un poème adressé à toutes les jeunesses du Monde Arabe qui avaient rêvé de liberté. On trouve aussi dans l’album un chant puissant parlant d’exil et de solitude, de recherche de sens, Pearls of Orphan : « Je veux savoir quand je peux revenir et m’enivrer avec mes amis… Je veux savoir quand je peux revenir et me sentir à nouveau jeune… Je veux savoir quand je peux revenir et me sentir à nouveau chez moi. »

Le Cri du Caire célèbre la diversité du monde et trace ses chemins. Programmé par Arabesques à l’Opéra Comédie de Montpellier, le message est puissant.

 Brigitte Rémer, le 10 septembre 2023

© Jean-Luc Jennepin

Le 6 septembre, à 20h, à l’Opéra Comédie, 11 boulevard Victor Hugo, Montpellier – Tramway : stations Comédie ou Observatoire – Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023, principalement au Domaine d’O – Site : www.festivalarabesques.fr

L’album Le Cri du Caire a été enregistré à l’Abbaye de Noirlac, il est sorti le 27 janvier 2018 en CD et en vinyle.

Mali, Niger, Burkina-Faso

Communiqué de presse reçu du SYNDEAC/Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, signé de l’ACDN/Association des centres dramatiques nationaux,  de l’ASN/Association des scènes nationales, de l’ACDN/Association des centres chorégraphiques nationaux,  le 13 septembre 2023.

Les adhérents du Syndeac, de l’ACCN, de l’A-CDCN, de l’ACDN et de l’ASN ont été nombreux ce matin à recevoir un message en provenance des DRAC/directions régionales des Affaires culturelles, rédigé sur instruction du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Ce message au ton comminatoire demande à nos adhérents de « suspendre, jusqu’à nouvel ordre, toute coopération avec les pays suivants : Mali, Niger, Burkina Faso. () Tous les projets de coopération qui sont menés par vos établissements ou vos services avec des institutions ou des ressortissants de ces trois pays doivent être suspendus, sans délai, et sans aucune exception. Tous les soutiens financiers doivent également être suspendus, y compris via des structures françaises, comme des associations par exemple. De la même manière, aucune invitation de tout ressortissant de ces pays ne doit être lancée. A compter de ce jour, la France ne délivre plus de visas pour les ressortissants de ces trois pays sans aucune exception, et ce jusqu’à nouvel ordre. »

Ce message est totalement inédit par sa forme et sa tonalité, et révélateur de ce que nous dénoncions déjà dans le travail collectif en faveur d’un plan sur la danse. Nous écrivions notamment devoir « veiller à ce que la construction d’une politique culturelle française à l’internationale, qu’il s’agisse de danse ou de tout autre art, soit revisitée à l’aune des artistes et de leurs démarches. Les logiques de rayonnement culturel au service d’enjeux diplomatiques aux antipodes des questions artistiques doivent être remises en cause et ce, jusqu’à nouvel ordre.»

Cette interdiction totale concernant trois pays traversés par des crises en effet très graves n’a évidemment aucun sens d’un point de vue artistique et constitue une erreur majeure d’un point de vue politique. C’est tout le contraire qu’il convient de faire. Cette politique de l’interdiction de la circulation des artistes et de leurs œuvres n’a jamais prévalu dans aucune autre crise internationale, des plus récentes avec la Russie, aux plus anciennes et durables, avec la Chine.

Le Syndeac demande la tenue d’une réunion immédiate avec le Secrétariat général du ministère de la culture pour que les arguments des professionnels soient écoutés et que la solidarité de la France à l’égard des artistes soit affirmée avec force. Il est urgent que le ministère de la culture renonce à cette approche strictement diplomatique et défende enfin une politique culturelle et artistique. Le Syndeac est par ailleurs au travail et formulera des propositions pour transformer cette approche d’ici la fin de l’année.

Alam / Le Drapeau

Affiche du film, JHR diffusion en France

Film réalisé par Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar), avec Mahmood Bakri, Sereen Khass, Mohammad Baraki, Muhammad Abed Elrahman, Saleh Bakri, Ahmad Zaghmouri – diffusion en France JHR Films – vu aux Trois Luxembourg, Paris.

C’est la chronique d’une jeunesse palestinienne, écrite et tournée par un jeune réalisateur, interprétée majoritairement par de non-professionnels. Firas Khoury interroge l’identité palestinienne et montre sa complexité à travers un groupe de lycéens palestiniens vivant dans une petite ville israélienne, quatrième génération de citoyens arabes israéliens dont les grands parents sont restés sur leurs terres. Le jour de l’Indépendance de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, est pour la Palestine le jour de la Nakba – la catastrophe – et désigne le grand exode palestinien, comme ces jeunes le rappellent sur les murs de la ville par ces mots : « Quand les Israéliens célèbrent leur Indépendance, les Palestiniens se souviennent de leur Nakba. » Maysaa, jeune fille un brin rebelle, et quelques camarades, décident ce jour-là de remplacer le drapeau israélien au fronton du lycée par le leur, celui de la Palestine – Alam en arabe signifie le drapeau – symbole de leur identité. Attiré par cette jeune fille qu’il avait remarquée dans la classe et qui habite non loin de chez lui, Tamer, âgé de dix-sept ans, suit le mouvement et se joint à eux.

Affiche dans les pays Moyen Orient-Afrique du Nord, MAD distribution

Autour de lui, personnage central et sorte de double du réalisateur, se regroupe une poignée de copains très différents l’un de l’autre – dont Safwat une forte tête et Shekel. Tamer n’a pas le profil d’un leader, c’est un garçon plutôt réservé et nonchalant, très cadré par son père qui mise sur ses études, peu ou pas investi dans le politique et marqué par son oncle, un homme brillant auparavant, détruit après un long emprisonnement et devenu comme une sorte de fou du village. C’est Maysaa qui initie Tamer à l’engagement et qui devient son amoureuse, c’est pour elle qu’il suit le mouvement porté par le groupe de copains, bravant l’autorité paternelle : l’aventure du drapeau, la visite dans un camp, la participation à sa première manifestation. Il se forge petit à petit une conscience politique, personnelle face à l’occupation, collective par l’expression de la capacité de résistance du groupe. Au cours de la manif pendant laquelle un drapeau palestinien se hisse sur la ville, la force policière se déploie à coups de gaz lacrymogènes, et Safwat – qui s’était rapproché de Tamer – est tué, tandis que lui est violemment passé à tabac. Pour la première fois il regarde l’Histoire en face et l’effacement de leur identité. Mais ce n’est pas le drapeau palestinien qu’ils hissent au-dessus du collège, c’est le drapeau noir du deuil, pour l’ami et pour le pays perdus, le drapeau de la rébellion.

Photographie du film

Palestinien exilé en Tunisie, né en 1982, Firas Khoury réalise un film sur la jeunesse palestinienne pleine d’énergie et de vie, pleine d’espoir, à travers le road movie de cette bande de lycéens qui comme tous les jeunes du monde passent du temps entre copains et sur leur smartphone, fument des joints, et qui, comme Tamer, contourne l’autorité du père et tombe amoureux. Cette jeunesse n’est pourtant comparable à nulle autre car elle touche au cœur de l’Histoire, cruelle et douloureuse, du conflit israélo-palestinien. Le film montre entre autres le système éducatif israélien, forcément orienté, dans lequel grandissent les Palestiniens : le discours du professeur d’histoire, Arabe-Israélien qui ne peut croire en ce qu’il dit, les drapeaux israéliens tapissant leur établissement scolaire, Tamer qui se fait sortir de classe avec sa table pour l’avoir transformée en dessin de résistance. La montée dramatique du film tout au long de la narration – depuis le bref passage caméra sur le poster de tous les drapeaux du monde au début du film, jusqu’à l’arbre en feu et à la pluie qui tombe à la fin – apporte densité et intensité à l’ensemble. C’est la chanson Le Partisan, de Léonard Cohen qui ferme le film ; chantée en 1973 pour les troupes israéliennes, elle interroge.

Dans le débat qui a suivi la projection aux Trois Luxembourg, organisé par le Forum Palestine Citoyenneté, Orient XXI et par le diffuseur JHR, la parole a circulé sur la manière de nommer les Palestiniens, significative en soi : ceux de 48, qui ont vécu l’annexion de leurs terres et qu’on isole de leur contexte, et ceux à qui on impose la nationalité israélienne, les Arabes israéliens ; sur le système éducatif imposé aux Palestiniens qui, s’ils ne parlent pas l’hébreu, ne peuvent étudier certaines disciplines, laissant place à une sorte d’apartheid ; sur la perte de sens du drapeau après les accords d’Oslo, le 13 septembre 1993, qui avaient représenté un premier jalon pour la résolution du conflit, perspective depuis longtemps oubliée.

Photographie du film

Firas Khoury a réalisé de nombreux courts métrages : Words en 2005, Two Arabs et Hit Man en 2006, Seven Days in Deir Bulus en 2007, Suffir/Yellow Mums en 2010, Responsability en 2011, And an image was born en 2018, et son très remarqué Les jambes de Maradona en 2019. Il lui a fallu plus de dix ans pour monter financièrement Alam, d’autant que le projet s’est suspendu pendant la période du Covid, la Tunisie où le tournage a eu lieu, a largement apporté son soutien. Alam est un film remarqué, à juste titre, il a été programmé au festival international du film de Toronto en 2022, et a remporté le Grand Prix du long métrage de fiction au Festival international du film d’éducation, en France, où il vient de sortir dans cinquante-cinq salles tout en poursuivant sa reconnaissance à l’international.

Les productions palestiniennes sont rares, au regard de la situation économique, politique et culturelle enclavée de la région, en dehors du cinéma, poétique et ironique, d’Elia Suleiman dont les longs métrages – Chroniques d’une disparition (1996), Intervention divine (2002), Le temps qu’il reste (2009), It Must Be Heaven (2029) – ont marqué.  Alam est le premier long métrage de Firas Khoury, qui a obtenu la Pyramide d’or au Festival international du film du Caire 2022, le prix ex aequo du Meilleur Acteur pour Mahmoud Bakri ainsi que le Prix du Public. « J’aspire à un monde sans drapeaux et sans frontières dit le réalisateur. » A la question posée par le diffuseur, JHR Films, sur le côté militant du film, Firas Khoury répond : « Je vis désormais en Tunisie mais j’ai vécu de nombreuses années en Palestine. La vie là-bas est presque vide de sens, brutale. Nos vies ne comptent pas, vous pouvez être tué à tout moment. Mon film est un acte de résistance face à cette situation et cette réalité tragique où il est question de tenter de vivre sa vie le plus normalement possible, en dépit du sang. En cela, oui, c’est un film politique. » Un film intelligible et lumineux, un film puissant, à voir de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 8 septembre 2023

Avec : Tamer (Mahmood Bakri), Shekel (Mohammad Karaki) et Safwat (Muhammad Abed Elrahman) Maysaa (Sereen Khass), Saleh Bakri. Réalisation et scénario, Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar) – cheffe opératrice Frida Marzouk – monteuse Nadia Ben Rachid – chef décorateur Rabia Salfiti, cheffe costumière Yasmine Khass – son AymenLabidi, Elias Boughedir, Carole Vernier, Laure Arto – musique originale Faraj Suleiman – Effets spéciaux Romain Rioult – Le film est distribué dans la région Moyen Orient-Afrique du Nord (MENA) par MAD distribution, en France par JHR Films.

Film vu au cinéma Trois Luxembourg, le 4 septembre 2023, suivi d’un débat en présence de Lana Sadeq, présidente du Forum Palestine Citoyenneté, Sarra Grira, journaliste, membre du comité éditorial Orient XXI et la représentante du diffuseur JHR Films.

Une magie ordinaire

Roman de Kossi Efoui, publié aux éditions du Seuil en mars 2023, après Solo d’un revenant (2008 – Prix des Cinq continents de la Francophonie), L’Ombre des choses à venir (2011) et Cantique de l’acacia (2017).

Né au Togo en 1962, c’est à l’écriture de pièces que Kossi Efoui se consacre d’abord, après des études de philosophie, happé dès sa jeunesse par le théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes d’Europe et d’Afrique et il reçoit le Prix Tchicaya U Tam’si du Concours théâtral interafricain en 1989, pour sa pièce Le Carrefour. Contraint à l’exil en 1992 en raison de son positionnement politique et de sa liberté de ton, une résidence de création lui permet de s’installer en France. Son premier roman, La Polka, est publié en 1998 et il reçoit en 2001 le Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire attribué par l’Association des écrivains de langue française pour son second roman, La fabrique de cérémonies.

Une magie ordinaire est son sixième roman, son récit croise sa vie. Il est au Festival d’Avignon quand il reçoit un coup de fil de son frère – qu’il n’a plus entendu depuis de nombreuses années – lui annonçant l’hospitalisation de leur mère, à Lomé. « Le halo brumeux d’une mélancolie s’est abattu sur moi, m’a ramené dans une région incendiée de mon passé » écrit-il. Au chaos d’Avignon fait place le blanc de l’hôpital en une vision furtive, et son propre vertige. Il se souvient des mots entendus dans l’enfance : « L’hôpital où l’on soigne avec du lait, l’hôpital où l’on enterre les vivants. » Ces appels téléphoniques entre les deux frères, pleins de silences et de non-dits et parlant de la mère, ponctuent le texte, de loin en loin. Ce point de rupture d’une mère qui s’en va permet à Kossi Efoui, tel un revenant, d’évoquer le parcours d’enfance, le regard sur ses proches et la vie là-bas. Le beau visage de sa mère et son élégance tissent l’ensemble du texte, et ses mots prononcés d’une voix de cristal au moment du départ résonnent dans sa tête : « Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus dans ce pays. » Elle savait qu’il écrivait, qu’il écrirait toute sa vie, qu’il écrirait sur le mensonge.

Le premier mensonge nommé fut celui de la langue coloniale, de l’école post-coloniale qui avait hérité des méthodes de l’école au temps des colonies. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’ewe, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour. Ce thème de l’école lui tient à cœur et l’image de sa mère se superpose à celle de le Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Il découvre ce récit vers quatorze ans, où se pose la question pour son héros, du choix d’aller à l’école coloniale ou à l’école coranique et de mesurer si « ce qu’il apprendra dans la première vaut ce qu’il y oubliera, et si ce que cette école lui donnera vaut ce qu’elle lui enlèvera. »

Il s’identifie à ce garçon lui, l’enfant aux os chétifs, exprimant que le chemin de l’école n’est pas un aller sans retour, « le retour s’appelle la traduction. Traduire, c’est faire dans sa langue et dans la langue d’autrui l’expérience de l’équivalence et du semblable » écrit-il en une belle définition. D’une langue obligée qu’il transforme en un point force il ouvre « la fenêtre de la traduction et de la poésie. » Pour lui la poésie est exorcisme et il rapproche Baudelaire d’une légende bambara.

Le film de la vie repasse à l’envers avec ce qu’on a bien voulu lui dire et ce qu’il a appris, au fil du temps : l’expropriation à la mort du grand-père paternel et les exactions coloniales visibles sur photos, le nomadisme des parents en Côte d’Ivoire au moment des Indépendances, l’accident qui avait failli lui coûter la vie quand il était bébé, les difficultés de santé du père et l’accompagnement de ce père mourant quand il a dix-sept ans. Il apprend la précarité, l’injustice, les gens des en-haut, les gens des en-bas. Il parle de son adolescence passée à la recherche de modèles, de l’angoisse du sommeil, de son amour pour les parures, de métamorphoses. Il évoque le vrai-faux coup d’état entre le Ghana pays siamois et le Togo, dans son cortège de violences. Il reste suspendu aux chants de sa mère, découvrant même qu’elle fut un temps cheffe de chœur. « Quand l’écriture m’est advenue vers mes douze ans, et aujourd’hui encore quand l’écriture m’advient, c’est de la même façon que ces chants qui venaient à ma mère, et pour les mêmes raisons : pour ne pas trop penser aux choses dures. »

Par Une magie ordinaire, Kossi Efoui rend un magnifique hommage à sa mère. Il confesse que tout ce qu’il a écrit et publié est en fait « le prolongement d’un jeu en forme de conversation en deux langues » avec elle.  C’est un livre musical, plein de tendresse et de poésie, une chanson douce dans un pays « au parfum de terreur », un récit de vie plutôt qu’un roman.

Brigitte Rémer, le 30 août 2023

Publication aux éditions du Seuil le 3 mars 2023. 160 pages. (17.50€ ) – site : www.seuil.com

L’Homme tempéré

Photo de couverture © Gaël Le Ny

Récits écrits par Élie Guillou, publiés aux éditions La Belle Étoile en août 2023, et lecture musicale donnée en avril, à la bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz/Paris.

Avant même la publication de l’ouvrage dont la sortie a lieu dans quelques jours, Élie Guillou, chanteur, poète et écrivain, avait proposé en avril dernier une lecture de textes nés de ses voyages au cœur du Kurdistan, entre 2012 et 2016. Faisant face à un pupitre, accompagné de sa guitare, d’une enceinte d’où émanaient des chants arméniens, kurdes et turcs, ce fut un beau moment de partage, d’une grande simplicité et intensité.

Élie Guillou avait rencontré chanteurs et conteurs – les dengbejs – dans un Kurdistan écartelé entre Turquie, Irak et Syrie et chanté dans leur langue, établissant avec eux un dialogue « au-delà des langues. » L’homme-orchestre nous prend par la main et nous fait pénétrer dans sa liturgie par le récit, chante parfois à voix nue, psalmodie ou décline les demi-tons moyen-orientaux. Parfois sa guitare l’accompagne. Il donne à entendre le chant arménien d’un jeune marié ou la voix rocailleuse d’une femme, entre toux et plainte, dans l’appartement vide d’où l’on a emmené son père ; l’impuissance d’une délégation politique dans son incapacité à répondre ; le sourire du sergent l’invitant à prendre les armes ; les réponses stéréotypées des soldats aux questions posées, là où rêves et mensonges se superposent. Il y a toujours l’ombre d’une mitraillette derrière les mots et face à la question brûlante posée sur la ligne de front séparant les forces kurdes de l’État Islamique.

© Bibliothèque Couronnes – Naguib Mahfouz

Avec douceur, Élie Guillou rapporte la violence qu’il nomme parfois de manière crue, et le chant donne la nuance. Au Kurdistan où « un siècle de douleur peut devenir trois minutes d’éternité et les obstacles, un chant », la violence étatique invite à la révolte. Haine et jouissance dans la haine, lâchetés, sodomisations et viols sont au quotidien des guerres, ici comme ailleurs, les récits sont insoutenables Dans un camp de réfugiés, en Turquie, là où le regard des enfants est comme hanté, la guitare pour quelques instants calme la douleur. Et combien de jours de paix faut-il pour oublier une guerre, nous demande-t-il ?

A partir de situations dont il est le témoin à Diyarbakr, capitale située au sud-est de la Turquie – Amed en kurmandji – et dans la région, Élie Guillou devient le passeur de textes et de chants empreints de ces réalités sombres où la question de fuir ou de rester se pose en permanence. Il fait aussi entendre la chanson de Jiyan issue d’un texte qui déjà en attestait, Sur mes yeux, mis en scène sous le regard et conseil artistique du grand metteur en scène égyptien, Hassan El-Geretly – nous en rendions compte dans un article du 21 janvier 2018. Il exprimait aussi ce Kurdistan qui ne le quitte pas dans Happy dreams Hôtel en octobre 2021, par la voix de l’artiste kurde, Aram Taştekin, qui racontait sur scène ce qu’il avait vécu, ses exils – cf. notre article du 5 novembre 2021.

Au-delà du Kurdistan, Élie Guillou avait publié en 2019 des bribes d’histoires de vie dans Et tu oses parler de solitude, écrites lors d’une résidence d’écriture dans le quartier de Maurepas, au nord de Rennes. Breton enraciné, il sait aussi puiser dans ses racines pour faire entendre la voix des invisibles et la vie ordinaire. Aujourd’hui, dans ces chroniques du Kurdistan intitulées L’Homme tempéré, il met en lumière l’enchevêtrement des peuples et des destins et son engagement, la quatrième de couverture inscrit : « Dans ce récit d’apprentissage, un jeune homme issu d’un milieu tempéré s’éveille à la part tragique du monde. Il y raconte la colère face à l’indifférence, la honte face à l’impuissance. Mais aussi la douleur à l’épreuve de la douceur. » Le parcours d’Élie Guillou est à suivre avec attention.

Brigitte Rémer, le 17 août 2023

La lecture musicale s’est tenue le samedi 1er avril 2023 à la Bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz, 66 rue des Couronnes 75020 Paris. Une nouvelle lecture-spectacle sera présentée le 19 octobre 2023, au Théâtre Antoine Vitez/scène d’Ivry, attentif à son travail depuis plusieurs d’années – site : www.theatrevitez.fr

L’Homme tempéré, est publié le 23 août 2023 aux éditions La Belle étoile (Hachette littérature). Par ailleurs, Élie Guillou signera son livre le jeudi 14 septembre à la librairie Libertalia, 12 rue Marcelin-Berthelot, à Montreuil – site : www.librairielibertalia.com

Danses sans frontières !

Le Festival de Danse Cannes Côte d’Azur France 2023 se tiendra du 24 novembre au 10 décembre, sous la direction artistique de Didier Deschamps – un événement Mairie de Cannes – Réalisation Palais des Festivals et des Congrès.

Affiche – Festival de Danse Cannes Côte d’Azur

Après avoir dirigé avec talent le Théâtre national de Chaillot de 2011 à 2020, Didier Deschamps succède à Brigitte Lefèvre et signe la programmation 2023 du Festival de Danse Cannes Côte d’Azur France, une biennale, qu’il intitule Danses sans frontières ! Ouverture, transdisciplinarité et découvertes  sont les mots-clés de cette édition qui pendant presque trois semaines, témoignera des pulsions et de la beauté du monde et montrera la richesse chorégraphique nationale et internationale. Vingt-sept compagnies venant de treize pays y seront accueillies, dans onze lieux de programmation.

Master class, projection de films, spectacles itinérants dans les établissements scolaires de Cannes, débats et tables rondes sont au cœur du projet. Le Festival débutera par les Rencontres entre cinq Écoles nationales supérieures de danse : le Centre national de danse contemporaine d’Angers, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon et celui de Paris, le Pôle supérieur d’enseignement artistique Paris Boulogne Billancourt et le Pôle National Supérieur de Danse Rosella-Hightower. Ces écoles viendront avec soixante-dix jeunes en formation – les professionnels de demain, qui présenteront leurs travaux chorégraphiques.

La programmation place la focale sur des créations s’inscrivant en écho aux vibrations du monde. Trois d’entre elles seront données en première mondiale : Les Saisons, de Thierry Malandain ; Dub, d’Amalia Dianor, pièce pour douze jeunes danseurs urbains venant du monde entier et sélectionnés à la suite d’une résidence au Palais des Festivals de Cannes, réalisée en complicité avec Grégoire Korganow ; le danseur sur façade et chorégraphe Antoine Le Ménestrel rendra Hommage à Harold Lloyd, grande figure du cinéma, par une performance inédite sur le mur du Cineum, cet extravagant complexe cinématographique conçu par l’architecte Rudy Ricciotti. Il sera entouré d’artistes du territoire, comme il l’est partout où il passe, construisant de subtiles interférences avec d’autres artistes, ainsi à Rio de Janeiro, San Francisco, Tel-Aviv, Montréal et Paris, entre autres.

Un coup de projecteur sur la Norvège sera donné avec la création en France de la pièce Birget / Ways to deal, ways to heal par la chorégraphe Elle Sofe Sara, qui appartient à la culture sámie, un peuple autochtone de tradition nomade chargé de la migration saisonnière des rennes, peuple longtemps annihilé ; elle a baigné dans cette tradition sámie qu’elle transpose aujourd’hui en chants et en danse – on a pu voir lors de la dernière édition de « Paris l’été » sa très belle pièce, The Answer is Land (cf. notre article du 30 juillet 2023). Le collectif Korsia présentera Mont Ventoux, création en France pour huit interprètes, et la troupe B. Dance de Taïwan deux spectacles, Alice et 13 Tongues. La Trisha Brown Dance Company annonce For M.G : the Movie, pièce créée en 1991 et Working Title, créée en 1985. Le Ballet du Grand Théâtre de Genève dirigé par Sidi Larbi Cherkaoui inscrit la création de Fouad Boussouf, VÏA et la reprise de Skid, dans une chorégraphie de Damien Jalet. De nombreux artistes et compagnies sont annoncés dont Sharon Eyal et Gai Behar, Alexander Vantournhout, Etay Axelroad, Noé Soulier, Thomas Lebrun, les compagnies Mouvimiento, Paula Comitre, David Coria, Lara Barsacq, Philippe Saire, Michèle Noiret – qui participera aussi au séminaire Transmission d’une œuvre chorégraphique.

Didier Deschamps © Agathe Poupeney

La Plateforme Studiotrade – magnifique espace d’élaboration mettant en lumière le travail de création d’artistes chorégraphiques qui se fédèrent et partagent des temps de résidence et de programmation – accueille dans son programme Eman Hussein (Égypte) dont le geste chorégraphique puise dans la société égyptienne et capture celui des artisans et des rues du Caire ; ainsi que Marie Gourdain et Félix Baumann (France/Allemagne/Tchéquie), Silke Z (Allemagne), Sveinbjörg Thorahallsdóttir (Islande), Kossivi Sénagbé Afiadegnigban (Togo).

Le coup d’envoi d’un nouvel événement, Mov’in Cannes, compétition internationale de films de danse, sera donné et permettra la présentation de courts métrages devant un public composé de professionnels de la danse et de l’industrie cinématographique, présidé par Mathilda May. Différents Prix seront remis dont un Grand Prix qui offrira au lauréat une Résidence à Cannes Bastide Rouge, nouveau pôle d’excellence de l’économie créative et des métiers de l’image, et un Prix du ministère de la Culture qui attribuera une bourse à la création. Mov’in permettra de mener une réflexion autour de l’écriture de la danse à l’écran et des interactions entre ces deux langages artistiques

Enfin, une table ronde sur le thème Insertion et formation des jeunes danseuses et danseurs se tiendra le 26 novembre, en partenariat avec le ministère de la Culture, le Centre national de la Danse et le Pavillon noir où travaillent Angelin Preljocaj et son Ballet. Elle sera suivie d’une seconde table ronde, en février 2024. Les échanges s’annoncent fertiles.

La ville de Cannes invite au voyage tous les amoureux du geste, de l’image et du corps en mouvement à travers son Festival de Danse, sur un thème chargé, délicat et captivant, celui de la rencontre interculturelle. L’édition 2023 préparée par Didier Deschamps, orfèvre et artisan, sur le thème Danses sans frontières ! s’annonce plus que prometteuse.

Brigitte Rémer, le 15 août 2023

Le Festival aura lieu du 24 novembre au 10 décembre 2023, au Palais des Festivals et des Congrès de Cannes. Une conférence de presse s’était tenue à l’Académie des Beaux-Arts / Palais de l’Institut de France le 12 avril dernier, Didier Deschamps y avait présenté son programme.

Informations – Site : www.festivaldedanse-cannes.com – tél. :  04 92 98 62 77, du lundi au vendredi de 10h à 17h – mail : billetterie@palaisdesfestivals.com – guichets Office du Tourisme du Palais des Festivals – Esplanade G. Pompidou, Cannes Ouverts tous les jours de 9h à 19h (jusqu’à 20h en juillet-août). De 10h à 18h de novembre à février – points de vente partenaires habituels réseau France Billet, FNAC et Tickenet.

La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.

La Momie / Al-Mummia 

© Abdel Aziz Fahmy

Film de Shadi Abdessalam (Égypte) réalisé en 1969, en 35mm/couleurs (122’) – producteur délégué Salah Marei – programmé dans le cadre du colloque Cinéma et Archéologie du musée du Louvre/université Paris Nanterre, présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence, études cinématographiques – Version originale numériquement restaurée par World Cinema Foundation avec le soutien du Ministère égyptien de la Culture, à Cineteca di Bologna – Auditorium Jean-Claude Laclotte/musée du Louvre.

Toi qui pars, tu reviendras sont les premiers mots du film La Momie, qui frappe d’emblée par la beauté des images et le lyrisme de ses plans, autant que par le destin du film et celui de son réalisateur, Shadi Abdessalam. Après des années de travail, ce chef d’œuvre du cinéma égyptien est resté presque invisible – sa diffusion, confidentielle, n’ayant eu lieu qu’en 1975, six ans après sa réalisation. C’est le seul long-métrage réalisé par Shadi Abdessalam, mort en 1986, alors qu’il travaillait depuis plus d’une quinzaine d’années sur un second long-métrage, Akhenaton, qui ne verra pas le jour.

© Abdel Aziz Fahmy

Né le 9 mars 1930 à Alexandrie d’une famille originaire de Haute Égypte, Shadi Abdessalam fait des études à Oxford, se forme au théâtre à Londres, Paris et Rome, puis en architecture à l’Institut des Beaux-Arts du Caire, avant de s’orienter vers le cinéma. Homme de grande culture il est d’abord décorateur et assistant auprès de Salah Abou Seif, père du cinéma réaliste égyptien et de Joseph Chahine, sur Saladin. Il est ensuite engagé par la Fox et travaille avec Joseph Mankiewicz sur Cléopâtre en 1963, Jerzy Kawalerowicz sur Pharaon en 1966, et Roberto Rossellini pour la série de La Lutte de l’homme pour la survie, en 1967. Il dirige le Centre expérimental du film, au Caire, à partir de 1968 et signe trois courts métrages tournés en 1970, Le Paysan éloquent/ Al Fallah al fassieh ; 1975, Juyush Ash-Shams ; 1982, La Chaise/ Tut’ Amnakh Amun adh-dhahabi, seules traces avec La Momie de ses travaux personnels.

Shadi Abdessalam se passionne pour l’Egypte Antique et remonte à la XXIè dynastie. Il part d’une histoire vraie, qui s’est déroulée en 1881 à Deir el Bahari dans le cadre du complexe funéraire situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor et Karnak, au sud de la Vallée des Rois. Adossés à la paroi rocheuse de la montagne de Thèbes, temples et tombes recouvrent l’ensemble du territoire. Le réalisateur prend connaissance des écrits de l’égyptologue français Gaston Maspéro qui avait succédé au célèbre égyptologue Auguste Mariette comme conservateur du service des antiquités égyptiennes, au Caire. Maspéro lance une enquête pour tenter de percer le mystère des pilleurs de tombes, de la circulation et de la vente des objets volés et nomme Ahmad Kamal pour cette mission. Dans la montagne, depuis des siècles la tribu Hourabât assure ses revenus en pillant les tombes et garde secret leur emplacement et le passage qui y conduit. Même les papyrus de la Reine Ndjemet, fille de Ramsès X et de la Reine Tyti, ont disparu. Pour arriver à leurs fins et dérober les trésors, ils blessent profondément la montagne. Quand leur chef meurt et après l’avoir accompagné dans l’au-delà de la voix des pleureuses, la transmission du secret passe de l’oncle aux deux fils qui découvrent la manière dont vit la tribu. Face au dilemme ils se refusent à poursuivre le trafic. Le premier est rapidement éliminé et jeté dans les eaux, Wannis, le second, brave sa mère et déjoue le complot des anciens. « Les morts, c’est ça notre pain !» s’exclame-t-il.

© Abdel Aziz Fahmy

Le film débute par la parole du Livre des morts, à l’époque de l’Égypte Antique qui a valeur de formule magique et religieuse mais qui est aussi en prise avec la réalité égyptienne de l’époque, la défaite de la Guerre des six jours qui s’est déroulée en 1967, deux ans avant le tournage. Le film pose la question de l’identité : « Perdre son nom c’est perdre son identité. » Il se déroule presque exclusivement la nuit, dans une ambiance lunaire et de réverbérations sur des décors naturels où temples, déserts, felouques et rives du Nil, murs des tombeaux éclairés par des torches ont une présence magnétique ; certaines scènes sont tournées dans les célèbres Studios Misr, au Caire (cf. notre article du 16 novembre 2020). La musique et le vent du désert guident l’action, l’échange des regards est d’une grande intensité, l’œil d’Horus – symbole de protection contre le mal, la maladie et les mauvais esprits, chargé du pouvoir de guérir et de protéger contre les forces du mal n’est jamais loin, de même que la main qui emprisonne le destin. Il y a des silences et des chuchotements, il y a des trahisons. On est en pleine tragédie grecque, avec la même puissance que le travail de Pasolini sur Sophocle à travers Œdipe-Roi, tourné en 1967 ou celui d’Euripide à travers Médée, en 1969. Les personnages se détachent, véritable statuaire, dans les anfractuosités de la pierre et l’obscurité presque complète.

Avec Shadi Abdessalam on part à la recherche des tombes manquantes dans les roches du désert, on rencontre Murad le cousin équivoque et Ayoub le marchand-entremetteur, chargé d’écouler la marchandise et qui fait régner la loi du talion. La femme sert d’appât, de niches en cachettes dans des jeux de chassés-croisés. « Vous n’êtes que grain de sable au cœur de cette montagne… » Autre moment fort celui de la rencontre entre l’équipe Maspéro-Kamal, et Wannis, prêt à collaborer pour sauver ce précieux patrimoine. « Que font les gens de la ville au pied de la montagne ? Ils en appellent aux ancêtres. »  « Es-tu le chef des gens de la ville ? » lui demande-t-on avant de l’accueillir sur le bateau. Pour une dernière fois, Wannis regarde ses montagnes. « Sois le bienvenu… » Puis il conduit l’équipe d’archéologues jusqu’aux tombeaux, véritable éblouissement à la lueur des torches et émotion, sur une pellicule qui pâlit et se décline du gris au blanc. Les yeux du Pharaon brillent, et apparaissent Seti Ier, Amenhotep, Ramsès II… L’inventaire est stupéfiant. « Te voilà dans ta beauté. A nouveau, tu ressuscites tous les matins…»

© Abdel Aziz Fahmy

La Momie/Al-Mummia est un film métaphorique et visionnaire qui transmet des pans de la culture égyptienne antique et décale la notion de temps. On est à la fois dans l’immobilité et le mouvement, le hiératisme et la gestuelle, la XXIè Dynastie et la fin du XIXè. Le traitement de la tribu se déplaçant dans la montagne et s’éclairant aux flambeaux, prête à une chorégraphie de toute beauté, sophistiquée et en majesté ; ainsi dans la dernière partie du film quand la tribu drapée de noir se fond dans le paysage et assiste, de loin, au défilé des quarante sarcophages que l’on monte, de nuit, à bord, puis à l’éloignement du bateau quand retentit la sirène et que la cheminée fume. On aperçoit au loin le Temple de Thèbes. « Réveille-toi. Tu ne périras pas… dit la voix de la conscience, ils ont atteint la Vallée. » Le film parle d’immortalité.

La musique de Mario Nascimbene – qui avait composé pour la série de Rossellini évoquée ci-dessus – les drapés, les éléments de la nature, le vent du désert blanc, les regards et les visages, les silences, tout, sous la caméra du réalisateur, Shadi Abdessalam, est architecture, composition, ardeur, souffle, élégie et poésie. Beaucoup de non-professionnels figurent dans le film qui n’affiche pas de star au générique mais qui montre une écriture cinématographique flamboyante et théâtrale, et des échanges d’une grande intensité dramatique. Le rôle de Maspéro est tenu par un acteur égyptien et Shadi Abdessalam utilise le motif de l’œil pour poser son regard sur la connaissance du passé et se ré-approprier l’Histoire de l’Égypte et son héritage. « On t’a appelé par ton nom et tu as ressuscité. »

© Abdel Aziz Fahmy

De l’homme comme du film, Serge Daney journaliste et critique de cinéma avait en 1986 écrit dans Libération : « Car appliqué à Abdessalam, le mot esthète est mince, presque vulgaire. Le goût de la beauté a accompagné l’homme toute sa vie (drapé dans sa cape, il avait fière allure). Pas une beauté surajoutée, en plus, mais ce qui était beau, depuis toujours, en Égypte… La beauté de La Momie vient, pour nous, de ce sentiment que tout a été choisi, pesé et aimé – puis filmé, inéluctablement » ; belle synthèse de la singularité du réalisateur et de son unique long métrage, un véritable chef-d’œuvre.

Brigitte Rémer, le 7 août 2023

Titre original Al mummia – titre français La momie – titre international The Night of the counting years. Réalisation Shadi Abdessalam – production General Egyptian Cinema Organisation Merchant Ivory Productions – producteur délégué Salah Marei – scénario Shadi Abd al-Salam – image Abdel Aziz Fahmy – montage Kamal Abou El Ella – musique Mario Nascimbene – Avec : Ahmed Marei/Wannis – Ahmed Hegazi/le frère – Zouzou Hamdy El-Hakim/la mère – Gaby Karraz/Maspero – Mohamed Khairi/Kamal – Mohamed Nabih/Murad – Nadia Lofti/Zeena – Shafik Nourredin/Ayoub – Ahmad Anan/Badawi – Abdelazim Abdelhack/un oncle – Abdelmomen Aboulfoutouh/un oncle – Ahmed Khalil/le premier cousin – Helmi Halali/le second cousin – Mohamed Abdel Rahman/le troisième cousin – Mohamed Morshed/l’étranger.

Le colloque Cinéma et Archéologie organisé par le musée du Louvre et l’université Paris-Nanterre s’est tenu du 11 au 13 mai 2023 dans l’auditorium Jean-Claude Laclotte du musée du Louvre. Le film a été présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence en esthétique, histoire et théorie du cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paris-Nanterre.